Les chroniques sont classées par auteur et par ordre alphabétique
Joy Sorman,
Comme une bê te,
Gallimard, 176 pages
Comme une bête : nouveau retour pour Joy Sorman
Joy Sorman est une femme de lettres française qui a signé son premier livre en 2005, un roman de féminisme viril intitulé Boys, Boys, Boys , puis publié 14 femmes .
Aujourd’hui elle est de retour avec son nouveau roman Comme une bête
Un roman qui fait appel à la vue, à l’ouïe, à l’odorat et au toucher.
Dans ce roman qui s’étend sur 165 pages, Joy Sorman nous relate l’histoire d’un apprenti boucher appelé Pim, pour lequel la viande tourne en obsession. Ce jeune homme commence par s’inscrire à un cours de formation pour les apprentis bouchers, il désire du fond du cœur devenir le meilleur boucher du monde ! Il est embauché dans une boucherie, visite un abattoir où il explore le monde de la viande et assiste aux étapes de la tuerie des animaux : ce parcours commence par l’abattage, puis la séparation, le désossage, le parage, le bardage et le ficelage. Il visite également une ferme et y noue une relation amicale avec une vache qu’il appelle Culotte. Dès lors Pim rêve de maîtriser ce métier et de manier la lame. Pour faire les premiers pas sur le chemin de son rêve, il ouvre une boucherie à Paris, consacre sa vie à ce métier et tente de le renouveler et d’y accomplir une révolution. A la fin de l’histoire, Pim nous surprend avec la décision qu’il a prise pour redonner du blason à ce métier…
Dans ce roman, Joy Sorman s’impose comme une narratrice extra diégétique, elle intervient dans le récit, avec un style précis, animé et concret. Elle varie entre le discours direct et indirect libre pour briser la monotonie de quelques passages portant sur la technique du découpage.
Sorman , soucieuse du détail , révèle son talent avec beaucoup de minutie et de précision , par les termes techniques propres à la boucherie et par les scènes de description de la tuerie. Elle met en scène un personnage de fiction mais qui tient beaucoup de la réalité, un personnage sensible, fragile et tendre. Ainsi nous rencontrons Pim , autour duquel pivote toute l’histoire, un jeune homme cerné de viande partout où il va, il « vit à l‘intérieur de la viande » .. un jeune enivré par l’odeur acide et métallique du sang, obsédé par la viande à un tel point qu’il se fait un tatouage de côte de bœuf sur l’omoplate droite , et même dans ces relations les plus intimes avec les filles, il les caresse comme si elles étaient de douces vaches.
Les animaux hantent toute la pensée de Pim, notre héros sanguinaire, convaincu qu’il vaudrait mieux manger ces bêtes que de les laisser être dévorées par une autre créature aussi féroce que nous. Pim ressent la douleur de ces créatures, voit en chaque tranche de jambon, les yeux d’un cochon.
Un roman où il y a beaucoup de sang, beaucoup de chair, d’os et de graisse, un roman qui peut dégoûter le lecteur exactement comme Pim l’a été au cours de ses premiers cours de formation. Ce roman gras nous offre une réflexion sur le rapport qui nous attache aux animaux ; nous les aimons mais nous les mangeons. Une idée originale, oui, mais qui manque toutefois d’un souffle qui puisse emporter le lecteur et capter son attention jusqu’à la dernière page …« La vache je t’aime tant que je te mange » .
Bassant ESSAM
Département de français, Faculté des langues (AL ALSUN)
Université AIN Chams
Le Caire-Egypte
Joy Sorman,
Comme une bête,
Gallimard, 176 pages
Comme une bête : l’histoire d’un viandard
« Le moyen le plus simple d'identifier autrui à soi même, c'est encore de la manger », ainsi, Joy Sorman commence son roman et nous invite à dévorer son héros pour bien le comprendre.
Le roman raconte l'histoire de Pim, un « chevalier viandard », passionné des bêtes, fou de viande, au point de considérer le dépècement de ces animaux comme un art. Il cherche à devenir le meilleur boucher du monde.
Joy Sorman met en question la relation entre l'homme et l'animal, en nous mettant dans le monde de boucherie lié aux vaches tuées et décapées avec une énorme passion. Pim, le jeune héros incarne un type humain sadique, malsain, et amoureux jusqu'à la folie des animaux. Ce personnage est susceptible de nous faire répugner voire détester la viande à la fin de la lecture.
Mais ce roman ne dissimule pas une profonde réflexion sur les paradoxes humains, et a aussi un certain aspect philosophique. Le héros qui a libéré toute ses bêtes pour pouvoir les rechasser, nous rappelle l'instinct humain qui rend l'homme heureux.
Les descriptions sont parfois longues et approfondies. Nous y sentons partout les taches de sang rouge, et l'odeur de la chair.
Cet amour injustifié mais poussé à l' extrême envers les bêtes se reflète même dans l'attitude du héros dans sa vie privée : il comptait les côtelettes de ses petites amies qui le quittaient toujours paniquées.
L'idée en elle même est originale, mais la manière avec laquelle elle est présentée est un peu choquante par sa violence.
Bien qu'il soit répugnant, le roman nous présente, avec ses descriptions, un monde tout nouveau avec toutes les odeurs et les couleurs qui le caractérisent.
Nada Acshraf
Etudiante en 4ème année
Faculté des Langues
Université d’Ain-Chams
Thierry Besteingel
Ils désertent,
Fayard, 2012, 260 pages
Ils désertent : le monde déshumanisant du travail
Lui, ses collègues l'appellent l' "ancêtre" ou l' "ours". Il est proche de la soixantaine. Il est VRP en papier peint depuis quarante ans. Une vie souvent monotone. Son métier, il l’exerçait à l’ancienne.
Elle, elle est jeune. Elle vient d’arriver dans l’entreprise et d'être nommée à la tête de l'équipe des ventes. Elle est fière d’occuper un poste à responsabilité qui lui permet de bien gagner sa vie. La première mission de la jeune femme est claire : licencier l'ancêtre sans délais. En réalité elle est embauchée pour virer cet homme vieillissant aux méthodes d'hier. Ils devraient s'affronter.
Thierry Beinstingel radiographie le monde du travail en mettant en scène le face-à-face de "tu" la diplômée ambitieuse et de "vous" le vieil homme mélancolique. Précisons que le type de narration est original : quand l’auteur parle de la jeune femme il utilise le tutoiement, et le vouvoiement quand il s’agit du vieil homme. Le lecteur se sent comme un témoin bienveillant. Quand on vouvoie ou qu’on tutoie quelqu’un, on est face à lui, en empathie, sans prise de pouvoir, on se sent proche. Pérec l’a déjà expérimenté, et Michel Butor aussi.
Lorsque Beinstingel a été interrogé: «Pourquoi vos personnages ne sont-ils jamais nommés?», il répondait: «J’ai toujours eu une réticence à nommer les personnages principaux de mes romans. Choisir arbitrairement un prénom me paraît une ingérence insupportable dans les histoires que j’imagine. Les personnages doivent arriver par hasard, ne pas supporter le poids d’un nom ou d’un prénom qu’un auteur aurait choisi pour eux.» S'agissant du tutoiement et du vouvoiement, il révélait: « Le « tu » et le « vous » a déjà été utilisé par des auteurs: Michel Butor et Georges Perec. Cette narration permet d’apporter une introspection plus grande par une sorte de détachement, soit pour tenter d’analyser des évènements qui échappent au narrateur, soit parce qu’on est trop impliqué pour approfondir une pensée objective, par exemple dans le cas de journaux intimes. Le personnage devient ainsi une sorte de témoin bienveillant. Dans Ils désertent, c’est exactement cette complicité que je recherchais.»Il apparaît donc que l'auteur voulait que le lecteur puisse ressentir cette empathie, qu’il puisse se situer dans cet environnement proche, sans hauteur et prise de pouvoir sur les personnages, mais en face d’eux, sur un pied d’égalité. Le «tu» s’adresse alors au personnage féminin, mais ce n’est pas un «tu» discriminatoire ou dévalorisant, plutôt quelque chose de tendre et de compréhensif envers cette jeune femme courageuse. Privilège de l’âge, le «vous» est plus adapté à cet ancêtre, mais le personnage, plus secret aussi, impose plus de distance.
Ces deux personnalités, ces deux générations différentes, ont finalement d'infimes choses en commun que Thierry Beinstingel va nous faire découvrir en observant leur vie avec de subtils chapitres en parallèle. Leur vie est un désert, affectif, relationnel et même architectural puisque la jeune chef des ventes habite un de ces appartements au bout du bout d'une ville sinistre. Dans ce roman, on découvre, par la confrontation de ces deux individus et au-delà d'eux, deux conceptions du monde : celle que l'on veut nous imposer dans le monde du travail, dont l'absurdité et la cruauté sont admirablement décrites par l'auteur, et une autre vision, réconciliant la culture, au sens large, et l'homme au travail.
Ils désertent, qui commence comme un face-à-face s’achève par une main dans la main (ensemble contre le système).
Ils désertent /Iles désertes, un vrai roman de résistance, résistance aux pratiques habituelles des entreprises cherchant à se défaire des salariés les plus âgés, résistance aussi à la routine mortifère du travail, résistance à la vie matérielle en s'échappant vers l'ailleurs, un ailleurs ici nommé Rimbaud. Résistance aussi, même si elle est plus rare, de ceux qui sont payés pour virer des travailleurs, une résistance en forme de prise de conscience. Si le travail peut tuer fréquemment, enlever un travail à quelqu'un peut aussi le tuer.
C’est à la fois le symbole de l’isolement et, en même temps, de la volonté de mouvement dans une autre graphie. C'est le fait de pouvoir dire non.
Un magnifique roman qu'il faut lire, surtout avec le style de Thierry Beinstingel qui emprunte des nuances du « nouveau roman » à sa manière de vouvoyer et tutoyer ses personnages et avec sa manière d’aborder le conflit très originale et du point de vue des deux côtés qui laisse à penser qu’ils ne s’entendront jamais. Les personnages sont dépeints avec justesse, on sent dans chacun d’eux des espoirs d’ascension sociale, d’amélioration du quotidien qui sont, soit inatteignables, soit trop couteux en investissement humain.
Michel NACHAAT
Département de Français, Faculté des Langues, Université Ain Chams, Egypte
Sous la supervision de Dr. Racha EL KHAMISSY
Sous la supervision de Dr. Racha EL KHAMISSY
Thierry Beinstingel
Ils désertent
Fayard, 2012, 260 pages
Les îles de la rupture : "la rupture, il faut jouer la rupture"
Son œuvre est une collection de « livres » de papiers peints, son chez-lui est la route, sa parole est commerciale : c’est un vieux VRP qu’on appelle l’ancêtre. Une jeune diplômée vient d’être embauchée dans l’entreprise avec pour mission de le virer. Sa récompense serait un poste de direction. Mais est-ce une récompense ou un défi ? Dans ce cas, la récompense serait-elle le moteur de l’action ou son résultat ? Quel en serait le prix ? D’emblée, elle est tiraillée entre plusieurs idées : accepter ou se révolter, demeurer ou déserter ou le pousser à déserter.
Dans le cadre de cette situation, Thierry Beinstingel peint ces deux personnages avec des couleurs complexes, on découvre qu’ils sont soumis à des rituels qui comblent le vide de leurs vies. ‘’Tu’’, cette jeune femme qui vient de pénétrer dans l’univers laborieux cherchant le succès et la stabilité, se situe face à "Vous", un vieux commis-voyageur qui réalise le meilleur chiffre d’affaire en dépit de ses méthodes traditionnelles. ‘’Vous’’ sait qu’il va être licencié et ‘’Tu’’ veut réaliser le rêve de son père récemment décédé : devenir directrice. Le jeu des pronoms, délicat et habile, interpelle le lecteur à chaque nouveau chapitre et l'invite à s'identifier à ces deux personnages qui dévoilent à travers les pages beaucoup de ressemblances et de divergences. Face à ces deux personnages désignés par ’’Tu’’ et ‘’Vous’’ (vivant chacun "comme Robinson sur [son] île" (p.81)), le lecteur fait figure d'un témoin bienveillant, sans prise de pouvoir. Avec un style souple et simple et un rythme saccadé, l’auteur dessine les allures de l’histoire.
Cette intrigue est ajustée dans un tableau impressionniste. Des couleurs à tons multiples et nuancés surgissent dans une description impressionnante basée sur des réflexions qui dépassent la réalité : "Cette fascination devant l'objet, la couverture de cuir bistre, tabac, havane ou châtaigne, suivant l'éclairage, vous étonnera comme si une sorte de secret allait jaillir de ces carrés de feuilles somptueusement reliées" (p.45). La journée s’achève et le temps glisse avec le sommeil dans des paupières rassasiées de travail, de calcul et d’effort. L’ancêtre vend des papiers peints pour des décors qui ne lui appartiennent pas. Le décor gère sa vie depuis longtemps. Et paradoxalement, il n’a pas pu orner ses jours ni par une tendresse familiale, ni par un amour passionnant, ni par un mariage victorieux. Le décor de son existence était une voiture, une route et des hôtels. Et celui de la jeune se résume à quelques meubles essentiels déposés dans deux pièces d'un appartement qui en compte trois. L’auteur nous présente dans le roman des lieux réels. C’est un espace vraisemblable. C’est la réalité que nous entamons et dont nous savourons la délicatesse ou la balourdise en forgeant notre itinéraire, c'est « oubliable mais vivant, enraciné dans le rien qui forme notre vie » (p. 34).
Des passions vives s’éclatent dans ce cosmos bourré par le travail. Pas d’amour, pas d’amis, pas d’oisiveté mais la présence de « livres sur les bureaux au dessous des volets ». Que vient faire la culture dans ce monde de labeur ? En fait, personne ne peut s’en passer, c’est une volonté humaine. Et d’après André Malraux : ‘’la culture [est] ce qui fait de l’homme autre chose qu’un accident de l’univers’’. La jeune éprouve une exaltation pour Hannah Arendt, une philosophe allemande. Et le vieux VRP est fasciné par Arthur Rimbaud, le voyageur et le poète. Les deux écrivains font figure de personnages fantômes dont la présence est omniprésente tout au long de l’histoire.
La loi de la jungle qui gouverne notre vie contemporaine aurait-elle le dernier mot dans ce roman ? Dans Ils désertent, Thierry Beinstingel, un spécialiste de la mise en scène du monde du travail, retrace les ténèbres de la vie laborieuse qui risque d'étouffer la lumière humaine. Après Retour aux mots sauvages, il poursuit le traitement du thème du travail mais cette fois avec une histoire issue non d’une réalité vécue mais d’une fiction et d’une connaissance décortiquée de la condition humaine, sociale et professionnelle. Nous explorons tout cela en feuilletant avec plaisir ce roman aux chapitres parallèles du point de vue diégétique (Tu et Vous se rencontrent aux 17ème, 48ème et 49ème chapitres exclusivement) mais sécantes selon la volonté du narrateur (de points de vue thématique et descriptif).
Ronza Hachem
Université Libanaise
Faculté des lettres et des Sciences Humaines/Section 2
Lame de Fond,
Christian Bourgois, 277 pages
Lame de fond : nouvelles mémoires d'outre-tombe
En lice pour le Prix Goncourt 2012, le plus prestigieux des prix littéraires, Lame de fond est un magnifique roman où Linda Lê revient à son meilleur pour aborder les sujets récurrents de son œuvre: immigration, exil, étrangeté, méconnaissance de l'autre, amour, famille et langue française.
C'est l'histoire de quatre personnes dont la vie va être emportée et bouleversée… Van, mari infidèle, vient de mourir. Sa femme l'a écrasé en voiture en pleine nuit. Ce meurtre est le prétexte à de multiples interrogations sur les rapports humains, les attentes des individus dans leur vie, la place qu'ils occupent, les uns par rapport aux autres.
Tour à tour, Linda Lê donne la parole à un superbe quatuor, à la croisée du fait divers, de la fable incestueuse et du roman sur l’exil. Par une lame de fond : au monologue du défunt Van succèdent ceux da sa maîtresse Ulma, de sa femme Lou, et de Laure, sa fille. S'appuyant sur une structure complexe en quatre parties égalitaires, l'auteure distribue la parole aux protagonistes, dans le désordre, en une journée, à quatre moments qu'elle intitule "Au cœur de la nuit", "Aube", "Midi" et "Crépuscule".. Ces quatre personnages, comme dans un journal intime partagé, se livrent à un examen de conscience, racontent leur vie, leurs sentiments et l'effroyable engrenage qui a amené Lou à foncer sur Van au volant de son Austin. Quatre voix, sans aucun dialogue, comme autant de citadelles imprenables, enfermées dans leur point de vue. Lame de fond dit la méconnaissance de l’autre, l’incommunicabilité dans une famille. Pourtant quelques points communs : en défaisant le fil de leurs vies passent d'horribles enfances, comme celle de Lou, rejetée par sa mère, et celle d'Ulma, élevée par sa grand-mère. Quant aux pères, ils ont abandonné depuis longtemps. Van et Ulma n'ont jamais vu le leur, et Laure a enterré son père trop tôt. Lou, Laure et Ulma ont l'amour de l'écrit dans le sang. Cet amour, elles le doivent à Van. Lui, le premier, s'en est sorti par les lettres. Linda Lê retrace peu à peu la trajectoire de ce Vietnamien qui maîtrise mieux le français que sa langue natale. Avec un immense talent, elle décrypte la psyché de ce correcteur de manuscrits.
Lou raconte le délitement du couple après vingt ans d'amour conjugal lentement transformés en cohabitation épineuse. Van trouve dans la compagnie d'Ulma tout le piment, la capacité de surprendre qu'il ne décèle plus guère chez son épouse. Laure, la fille, rebelle comme on l'est à cet âge, une adolescente gothique, est en conflit récurrent avec son père.
Les facettes d'un homme sont ainsi montrées, commentées d'outre-tombe par Van lui-même et trois regards féminins. Avec Lame de fond, Linda Lê met l'accent sur l'idée de l'absence et de la disparition. Elle libère la parole et aussi la vérité des personnages à l'aide de phrases raffinées et serrées. Toute en délicatesse, adaptant sa prose à la voix qui se confie, Linda Lê offre une écriture, envoûtante, chorale, particulièrement fluide et poétique, un maniement du français, à la fois si précis et singulier. Le vocabulaire est riche. Chaque mot est à sa place. L'auteur semble insister sur la cruauté des mots, leur traitrise, leur pouvoir. Ils servent autant à aimer qu'à blesser, voire tuer.
C'est donc un roman sur l'appartenance à une culture, sur la quête d'identité servi par un style épuré mais puissant. Ici, c'est la mort qui délie les langues, les mots courent sur les pages du journal intime, teintés pour certains de remords pour d'autres de tentatives d'explications.
Michel NACHAAT
Département de français,
Faculté des Langues,
Université Ain Chams, Égypte
Sous la supervision de Dr. Racha EL KHAMISSY
Lame de Fond,
Christian Bourgois, 277 pages
Lame de fond, l'histoire d'un damné entre l'Orient et l'Occident
Renversé par sa femme qui le croit infidèle, Van, un vietnamien qui vit en France, raconte, de son cercueil, après sa mort, les incidents de sa vie déjà résolue ; et notamment ceux de l’année précédente. Sa femme, sa fille et sa maîtresse racontent, à leur tour, les incidences de leurs enfances déchirées.
Réparti en quatre parties représentant différentes phases de la journée, le roman est narré par quatre différents narrateurs homodiégétiques qui relatent, à travers une narration intercalée, des événements dans un passé lointain. Quand chaque narrateur prend la parole, il nous évoque sa réalité, ainsi que celle des autres selon son propre point de vue.
Le héros, Van, représente un point de rencontre entre l'Occident (représenté dans le personnage de sa femme bretonne) et l'Orient (représenté dans le personnage de sa demi-sœur eurasienne). Malgré son amour pour le français, et sa quête d’intégration, seules les retrouvailles avec ses racines ont fait son bonheur et ont brisé la monotonie de sa vie.
Un fossé culturel qui ne se limite pas à la dimension spatiale, mais aussi temporelle, est représenté par le conflit de générations entre Van, correcteur du français et sa fille Laure qui abuse d'anglicismes.
Rédigé dans une langue poétique, charmante, mais aussi ironique et amusante, "Lame de fond" est une quête d'identité dans un monde qui devient de plus en plus vaste. C'est un examen de conscience dans un cadre de méconnaissance de l'autre, même au sein d’une même famille. C’est tout simplement un cri dans la conscience de l’espèce humaine.
Nada Ashraf
4ème année, Département de français,Faculté des Langues Al-Alsun, Université Ain Chams, Égypte
Sous la supervision de Dr. Amany Ragheb
Le sermon sur la chute de Rome
Jérôme Ferrari,
Actes Sud, 208 pages
Le monde périssable
"Le sermon sur la chute de Rome" est un roman philosophique, qui questionne le lecteur à travers une histoire simple et contemporaine.
Le titre, Le sermon sur la chute de Rome, fait écho à Saint Augustin, cet auteur converti au christianisme qui, après la chute de l'Empire romain d'Occident, prononça plusieurs sermons d'une grande sagesse pour tenter d'apaiser le profond désarroi de ses frères païens et chrétiens à la lumière de sa foi.
L'écriture de Ferrari est parfois savante et parfois parlé, cru, frôlant volontairement la vulgarité. Dans des parties du récit, son écriture devient très profonde et proche des émotions. Pourtant, le retour en arrière est fréquent dans le roman, ce qui laisse le lecteur en quelque sorte perdu et confus.
Bien que l'histoire paraisse banale pour certains, la philosophie au sein du roman donne un aspect de valeur et très profond à l'œuvre. Selon cette philosophie, les hommes n'ont pas le pouvoir de bâtir des choses éternelles. Tout ce qui appartient au monde terrestre est périssable. Alors l'homme ne doit pas aimer le monde mais se tourner vers Dieu et vers la vie céleste. On sort, ainsi, de la lecture du Sermon sur la chute de Rome éreinté mais tenaillé par l'envie de poursuivre la réflexion. La conclusion du roman est assise sur une question en suspens, laissant au lecteur la joie de méditer.
Rita Achaia
Université Ain- Shams,
Faculté Al-Alsun,
Egypte
Vassilis Alexakis,
L’Enfant grec,
Stack, 2012, 260 pages
L'Enfant Grec, une autofiction
L'Enfant Grec est un roman publié en 2012 par Vassilis Alexakis, dessinateur et écrivain gréco-français qui écrit à la fois en français et en grec, sa langue maternelle. Il ne cesse de partager sa vie entre la France et son pays d'origine,
Ce livre est un livre sur la vie et la mort, le rêve et la réalité, la ruse et la naïveté, la santé et la maladie. Il relate le récit d'une convalescence du narrateur qui semble être le clone symbolique du romancier lui-même. Le récit est l'histoire d'un va-et-vient incessant entre deux jardins, celui de l'enfance (situé dans le quartier de Callithéa à Athènes) et le jardin de Luxembourg (situé à Paris) où le narrateur erre indéfiniment, soutenu de ses béquilles. Il souffre d'une solitude et d'un ennui incomparables car peu de gens s'intéressent à son sort.
On découvre que ce roman est une autofiction. Tout d'abord, il ya une identité entre l'auteur, le narrateur et le personnage : le narrateur- héros s'appelle Vassilis, un tel prénom qui n'est pas le fruit du hasard et qui joue ainsi le rôle d'un désignateur rigide. De plus, il y a une allusion au premier roman publié par le romancier et qui est intitulé "Le Sandwich".
Le recours constant à la pipe est aussi l'une des habitudes de l'auteur.
Quant à l'élément fictionnel, il réside dans l'infirmité qui constitue le thème principal et obsédant dans le roman. Par ailleurs, le recours au symbole relève de la fiction : les rêves, par exemple, dévoilent la part occulte de l'écrivain et l'aident ainsi à mieux se connaître. Chez Alexakis, le rêve reflète sa vie fade et dépourvue d'intérêt ainsi que son caractère médiocre.
Le récit met aussi l'accent sur l'autodénigrement du narrateur, lequel se caractérise par la rêverie, l'inaction et l'indolence. Il nous parle également de ses rapports compliqués avec son fils aîné, des rapports basés sur l’incommunicabilité, le défi et le conflit de générations. Il évoque aussi l'instabilité de sa vie conjugale et sa séparation d'avec sa femme. Le texte comporte aussi des réflexions sur le processus de l'écriture (le recours au dictionnaire, le choix des phrases entières ou des tours elliptiques, les problèmes de style et de structure). Le narrateur parle aussi de la tentation d'employer la première personne en racontant ses romans et de la nécessité de l'invention et de la créativité dans un récit de vie vu qu'elles comblent les lacunes de l'existence.
Le texte parle également de la crise socio- économique en Grèce : la corruption des riches qui refusent de payer les impôts et qui gaspillent leur fortune et ignorent la valeur de l'épargne, le chômage endémique, le népotisme dans le domaine professionnel, la famine, le marasme et le manque de production, l'endettement de l'État, le suicide des âmes nobles qui refusent de supporter l'humiliation, et enfin l'hégémonie de l'Eglise.
On évoque également la crise économique en France et le rôle négatif de Jacques Chirac qui a rendu plus inhumaine et difficile la condition des pauvres.
L’intertextualité est également un autre trait qui caractérise l'œuvre d'Alexakis. Le titre du livre L'enfant grec est emprunté au célèbre poème de Victor Hugo. Quelques œuvres de Victor Hugo figurent dans l'ouvrage : Notre- Dame de Paris et Les Misérables .Figure aussi la notion de Baudelaire qui professe le paradoxe de la beauté dans la laideur. Dans le texte, Il ya aussi des mots empruntés à la langue grecque. Le lecteur acquiert ainsi un vaste savoir linguistique et s'étonne de trouver que le terme "colossal", par exemple, est d'origine grecque. Il ya des allusions à la littérature anglaise à la littérature russe surtout à l'œuvre de Dostoïveski. Dans l'ouvrage, il y a des allusions à l’univers polythéiste chez les Grecs antiques et au climat mythologique figurent également dans l'œuvre.
La fin du récit souligne l'obsession du narrateur par les questions philosophiques de la mort, de la fragilité de la vie et de la faiblesse de la condition humaine. Le roman se clôt sur un dialogue muet entre le héros et la statue de la femme en bronze, laquelle représente la Mort. Son objectif d’écrire alors son autobiographie devient évident : il cherche à éterniser son existence mortelle, estimant que" l'art est un anti- destin", selon l'expression d'André Malraux.
J'ai beaucoup aimé ce livre où l'auteur est parvenu à écrire un texte hybride et à mêler des éléments autobiographiques à la fiction et à l'histoire. L'intérêt que porte l'auteur pour la Grèce, son pays natal, donne l'envie au lecteur de découvrir le charme de ce pays qui jouissait d'un prestige incomparable dans l’Antiquité, mais qui sombre actuellement dans la médiocrité et s'enlise dans la déchéance totale. Les références culturelles et historiques qui figurent dans L'Enfant Grec reflètent la vaste culture du romancier qui passe aussi pour un chroniqueur mais aussi pour un écrivain engagé puisqu'il accorde une importance primordiale à la crise de son pays d'origine, la Grèce. On a enfin l'impression que l'auteur cherche à ressusciter le passé glorieux de la Grèce mythique.
Nader Anwar Hénawi.
Université Ain Shams- Faculté Al-Alsun
Mathias Enard
Rue des voleurs,
Actes Sud, 256 pages
Actualité et Fiction dans Rue des Voleurs
Rue des voleurs est un roman publié en 2012 par Mathias Enard, écrivain et traducteur français. Après des études d'arabe et de persan à l'Institut national des langues et civilisations nationales et de longs séjours au Moyen- Orient, il s'installe à Barcelone.
Avec ce roman, Enard se décide à écrire sur le "printemps arabe". Il choisit le point de vue d'un gamin marocain d'une vingtaine d'années, Lakhdar, passionné de polars français et de poésie arabe, dont le meilleur ami, Bassam, est aussi son double négatif. Pour avoir fauté avec sa cousine Meryem, Lakhdar est expulsé de sa famille et banni de son quartier. Devenu libraire pour le Groupe de la diffusion de la Pensée Coranique , il continue à rêver des filles libérées puis tombe amoureux de Judit, une jeune Espagnole. Il noue avec elle une relation épistolaire et obtient un boulot dans la zone franche. Ensuite, Lakhdar numérise pour une société française les fiches des millions de héros morts pour la France au cours de la Première Guerre Mondiale. Plus tard, il travaille au service d'un croque-mort à Algésiras, avant de rejoindre Barcelone et Judit, qui s'est engagé avec les Indignés.
Dès l'incipit du roman, nous sommes plongés au plus profond de la conscience du héros, une conscience douloureuse et pessimiste puisqu'il voit que les hommes sont des chiens et qu'il se met à répéter cette expression péjorative tout le long du roman.
Dans ce roman, Enard choisit le ton de l'amertume, des désillusions, d'un jeune homme qui éprouve sa liberté face à l'horreur du monde qui l'entoure : la montée de l'intégrisme, la crise économique, la misère sociale. Selon lui, le progrès européen n'est qu'un leurre, "un miracle acheté à crédit qui menaçait d'être repris par les créanciers". Le récit met aussi l'accent sur l'ignorance et la misère du genre humain en général. Il met en scène également la crise du héros qui se voit tiraillé entre spiritualité et désirs charnels, entre sublimation de soi et autodénigrement. Le héros fait aussi allusion au milieu où il a été élevé, à la sévérité de son père pieux et à la docilité de sa mère. Il nous décrit sa souffrance loin des siens ainsi que sa nostalgie et son désir ardent de retourner chez sa famille. Loin se ses parents, il souffre de l'errance, de la marginalité et de la médiocrité. Dans une certaine mesure, le héros passe pour un philosophe qui médite sur la vie et sur le rôle du hasard et la faiblesse de la condition humaine.
Il s'agit aussi d'un livre ponctué de phrases en arabe, dans lequel sont convoqués Nizar Kabbani, Naguib Mahfouz, Ibn Battouta. En effet, le héros trouve une forme de réconfort dans le monde des livres. Il est friand des textes sacrés et de la littérature classique arabe.
Rue des Voleurs est aussi l'histoire d'une métamorphose maléfique d'un personnage qui ressemble à un anti- héros moderne auquel l'existence prend toutes ses certitudes. Même la pratique religieuse devient, pour lui, vide et stérile et se limite à de simples « prosternations sans écho ». A nos yeux, ce héros ressemble beaucoup à Candide, puisque tous les deux se déplacent en quête de la vérité et du bonheur.
L'œuvre fait allusion à des événements relevant de l'actualité: l'effondrement du mythe de Ben Laden, son fanatisme religieux, son radicalisme et enfin son assassinat par les Américains, la corruption de Ben Ali (ex- président de la Tunisie), l'hégémonie et l'autoritarisme des Frères Musulmans dont la victoire est prochaine et certaine, les machinations américaines qui sont à l'origine des révolutions dans le monde arabe, le choc de civilisations et le conflit entre Orient et Occident.
Dans le roman, il y a une prédominance de l'inconscient. En effet, les rêves érotiques jouent une fonction primordiale dans le roman et nous révèlent l'importance du désir sexuel chez le héros ainsi que sa fascination extraordinaire pour le corps de sa cousine. Il y a aussi les cauchemars et les terreurs nocturnes qui nous aident à explorer la part occulte de sa personnalité et à nous faire part de son déséquilibre psychologique et de son obsession par la mort.
Le texte comporte des références coraniques : l'histoire de Joseph, la notion du paradis en Islam et le destin horrible des Infidèles.
Avec cet ouvrage, l'auteur nous livre un texte noir et haletant, voire un portrait sombre de notre monde. Les crises du héros ne signifient pas que le Mal règne partout ou que tous les hommes sont des chiens. Par contre, il y a des êtres chez qui la raison l'emporte sur le désir. En effet, si le pessimisme contrôle l'Homme, il ne pourra pas vivre sur cette planète. On déteste la conception de l'écrivain à propos de la religion qui, selon lui, accentue la problématique de l'être puisque Dieu abandonne les hommes à leur sort dans un état de déréliction, d'angoisse et de menace perpétuelle.
Nader Anwar Hénawi
Faculté Al-Alsun- Université de Ain Shams
Joy Sorman
Comme une bête,
Gallimard, 2012, 165 pages
Comme une bête… Mais qui serait donc la bête ?
« Après tout, le moyen le plus simple d'identifier autrui à soi-même, c'est encore de le manger »,(Claude Lévi-Strauss). Voilà la citation qui constitue l’un des piliers du roman intitulé Comme une bête de Joy Sorman et incrustée dans les cauchemars des végétariens superstitieux de notre époque. Ce livre, candidaté à la sélection du Prix Goncourt 2012a été sélectionné parmi les huit romans finalistes, qui seront rasés au laser incontournable, non seulement du célèbre jury français mais aussi d’un jury composé d’étudiants de plusieurs universités du Moyen-Orient, dans le cadre du Salon du livre qui se tiendra en fin de d’octobre 2012, au Biel, à Beyrouth.
Revenons à nos moutons, -sans doute Sorman nous a bien contaminés en nous poussant à utiliser un énoncé figé comprenant des bêtes- le petit livre de 165 pages, édité chez Gallimard, nous raconte l’histoire d’un certain Pim, jeune apprenti boucher, qui se retrouve amoureux des animaux, surtout des cochons et des vaches. D’ailleurs, nous pouvons distinguer la ressemblance de son nom avec pig, «cochon »en anglais et comprendre la suprématie de ces bovins sur le reste des bêtes, « parce que les vaches ont un métier, elles font carrière avec l’éleveur et sous sa direction. Les chiens et les tigres ne travaillent pas, les vaches triment et produisent. »Il les place sur un piédestal et les honore solennellement, « Pim laïque mais la viande est une religion », lit-on aux dernières pages du roman. Ce jeune adolescent va découvrir au fil des pages dans une sorte de pseudo-biographie menée à la troisième personne du singulier, sa passion enflammée pour la viande et pour la boucherie, à un point tel qu’il mènera un duel quasi médiéval contre son ami pour une compétition tranchante :« Pim va libérer la boucherie, mener l’ultime bataille, affronter la viande. Pim va porter l’art de la boucherie à son achèvement ».
Outre cette histoire d’un amour charnel et bestial, qui se veut hors du commun, le roman se pare d’une portée didactique aux doubles facettes informative et explicative, puisqu’il nous donne à voir tout le vocabulaire spécialisé de ce travail artisanal, en nous révélant ainsi sa rareté et ses multiples défis, face à la monstruosité de la machine de nos jours : « Le boucher, il est comme le médecin, il a du pouvoir. » Oui, il y aura toujours des bouchers, et d’excellents bouchers en France, pour sauver l’humanité de la faim, même si la technologie venait à produire de la viande clonée ou in vitro, même si les criquets de la Chine en devenaient le substitut à l’avenir, même si les courgettes et les choux envahissaient le monde entier…
Sans pour autant ignorer la concurrence des vecteurs philosophiques et socio-économiques qui laisse le roman se lire à plusieurs niveaux. En matière d’illustration, la confusion homme-animal est vaguement ressentie et se concrétise par une inversion des valeurs. Alors que Pim aspire à une métempsychose porcine, les bêtes, quant à elles, « savent que la nature ne fait rien en vain dans le vide, elles savent leur utilité et leur destination, nous servir chair à canon de la race humaine, clap, clap, clap ». L’homme fait de bêtises et l’animal s’humanise.
En effet, cet engouement exceptionnel qui fait « embaucher le gros boyau sur la canule, mettre la chair sur le poussoir et tourner », laisse le lecteur pris dans le filet d’une attente mystérieuse pour comprendre ce qui va advenir de Pim le sensible, dont la larme coule en abondance, renversant ainsi les étiquettes sociales qui prohibent la tendresse aux hommes. Les phrases simples et le style fervent de l’auteur nous laisse confondre la prose avec une écriture poétique alimentée par une fioriture de figures de rhétorique, la métaphore et l’anaphore en l’occurrence, tout en offrant au lecteur, par l’humour ironique et par les hypotyposes labyrinthiques, cette envie bizarre de ne pas pouvoir lâcher le roman avant d’en dévorer, comme une bête, toutes les pages.
Voilà un roman original qui vaut la chandelle et mérite le célèbre prix littéraire. Ainsi Joy Sorman, remodelant à sa manière les stratégies de l’écriture, hisse bien haut les métiers artisanaux et indispensables à la survie de l’homme et qui sait, peut-être, elle ne fait que revêtir son chef d’œuvre d’un engagement latent et universel, où l’on ne perçoit devant soi que du sang répandu dans les abattoirs de la guerre, que des hommes, ou des bêtes qu’importe, égorgés affreusement par la hache des lois injustes et implacables…
Joanna Zoghaib&Nada Daou
Département de Langue et Littérature Françaises
Etudiantes en Cycle II – Master
Université Saint-Esprit de Kaslik (LIBAN)
Thierry Beinstingel
Ils désertent
Fayard, 2012, 260 pages
Ils désertent
Fayard, 2012, 260 pages
Tu désertes, vous désertez, Ils désertent …
Tel est l’enjeu de Ils désertent, le douzième roman de Thierry Beinstingel, paru récemment aux éditions Fayard. Première impression : sur la première de couverture, la photo d’une vitrine où sont exposés un costume et des pantoufles vendus en saison de soldes au magasin « Au travailleur », au milieu de laquelle un T-shirt affiche un portrait d’Arthur Rimbaud. En haut, le titre du roman Ils désertent. Les premières questions surgissent malgré-vous : Qui déserte ? Pourquoi ? Et que vient faire le portrait d’Arthur Rimbaud sur la première de couverture du roman ?
Au fil des pages, on découvre qu’il s’agit de deux vies parallèles s’alternant sur les chapitres. La première est celle d’un vieux VRP anonyme, qui a passé quarante ans sur les routes de la France pour vendre des papiers peints. Ses collègues le surnomment « l’ancêtre » car il a été le premier VRP de la boîte quand elle n’était encore qu’une petite institution familiale. Maintenant qu’il s’agit d’une grande boîte qui vend du mobilier et qui fonctionne selon les principes du marketing postmoderne, le directeur décide de se débarrasser de toute marque du passé, dont « l’ancêtre » lui-même. Ce dernier refuse de vendre des canapés et s’attache férocement aux catalogues de papiers peints qu’il a lui-même rassemblés et reliés tout au long des années. Sa vraie passion réside dans les correspondances d’Arthur Rimbaud relatant ses voyages et les détails de son commerce.
La deuxième est celle d’une jeune femme, également anonyme, embauchée comme responsable des ventes rien que pour se débarrasser du vieux VRP. Elle a trente ans, un diplôme de commerce, un excellent salaire, un appartement à moitié vide, acheté à crédit mais n’a pas de vie privée. Son idole est Hannah Arendt, mais elle finit par se soumettre à sa condition « d’Homo Faber » et à consacrer sa vie au travail qui ne lui rapporte que de l’argent.
Ces deux vies se rencontrent, se heurtent et deviennent interdépendantes : « L’ancêtre » va-t-il passer le relais aux jeunes et accepter de se reposer, deux ans avant sa retraite ? La nouvelle embauchée va-t-elle continuer à faire des sacrifices pour « réussir » sa vie ?
Le premier élément qui émerge à la lecture et qui fait le succès du roman est la singularité de la narration, menée à la deuxième personne du pluriel, « vous », pour « l’ancêtre » et à la deuxième personne du singulier, « tu », pour la jeune femme. Le récit a l’air de jouxter deux monologues internes qui s’alternent, créant une atmosphère d’intimité dans laquelle le lecteur plonge facilement. S’ajoute à cette particularité l’anonymat des personnages qui permet de les identifier à un ami, à un membre de la famille, au voisin d’en face ou même parfois à soi-même.
En outre, l’identification ou l’auto-identification est catalysée par le cadre spatio-temporel dans lequel se déroule l’histoire et par l’histoire elle-même. Il s’agit bien de la France du XXIe siècle et du monde postmoderne du travail où l’homme est incessamment contraint de faire des compromis, voire des sacrifices, au prix de ses valeurs et de sa vie personnelle, pour faire une carrière dans une grande boîte qui n’est pas la sienne, vendre et acheter des produits qui l’intéressent peu, vivre à coups de crédits et, peut-être, si un jour il en trouve le temps, faire une famille qu’il fréquentera à peine à cause de ses occupations professionnelles.
Il est évident qu’il ne s’agit pas d’une histoire d’amour à fleur de peau, ni d’un conte de fées ni d’une fiction venant de rien. C’est bien un récit puisé dans la réalité de l’humanité au XXIe siècle où le capitalisme est la version actuelle du régime féodal ; malgré leurs slogans les grandes forces capitalistes font office de seigneurs féodaux, et malgré leurs diplômes, costumes et portables, les employés perpétuent une forme de servitude, image de laquelle surgit une question fondatrice : Où est donc passé l’homme créateur de son propre destin ?
Avec des personnages merveilleusement réels, Beinstingel peint une société où les liens familiaux sont écrasés par les ambitions professionnelles, à tel point qu’il ne reste à l’homme que de remplir la vacuité de son existence par le biais de la consommation démesurée. Le résultat, un échec total. Cela fait écho à l’existentialisme sartrien : « je n’existe qu’à travers le regard de l’autre » ; or s’il n’y a pas l’« autre » dans la vie de l’homme, son existence se réduit à néant et il se transforme en une « île déserte ».
Constat ultime : il s’agit d’un récit poignant hanté par des éléments clés, le canapé et la route, l’île et la désertion… A vous de le lire pour en découvrir la symbolique quasiment époustouflante !
Aline Ouaijan
Département de Langue et Littérature Françaises
Etudiante en Cycle II – Master
Université Saint-Esprit de Kaslik (LIBAN)
Linda Lê,
Lame de Fond,
Bourgois, 276 pages
Une lame de fond à quatre voies (et voix)
Voilà qu’au confluent d’un adultère fatal et d’une relation incestueuse surgit pourtant une quête identitaire légitime et compréhensible. « L'aimer, c'était pour moi qui m'étais toujours senti en exil, me découvrir une patrie, n'être plus un étranger en phase avec personne ».
Lame de fond est la dernière œuvre de Linda Lê, publiée aux éditions Bourgois (Paris), en 2012. L’œuvre s’ouvre sur un homme, Van, qui vient de mourir, renversé par la voiture de sa femme, Lou, qui était au volant. Du fond de son cercueil, Van raconte son passé, sa propre mort, son exil de son pays natal, le Vietnam, après la prise de pouvoir des Nord-Vietnamiens en 1975 et son séjour en France où il exerce le métier de correcteur. Là, il éprouve un amour passionné pour la langue et la culture françaises ; pourtant il demeure dans un état de déficit identitaire manifesté par une envie continue et obstinée de retourner à ses racines originelles. Il évoque de même ses regrets d’avoir détruit son couple et trahi sa femme et sa fille, une adolescente prénommée Laure.
Au fil des pages, le lecteur découvre, contre toute attente, que Van n’est pas le seul à « parler », mais que sa voix est suppléée par celles de trois femmes, narratrices à leurs tours, qui lui sont proches. Chacune d’elles (son épouse Lou, sa fille Laure et sa maîtresse Ulma) raconte sa propre version des événements qui ont pris ce caractère tragique. En une journée, de l’aube au crépuscule, ce quatuor essaie tantôt de s’inculper chacun : chaque personnage se rend responsable du bouleversement qui a eu lieu. Van se dit ne pas avoir assumé son rôle de père, Lou admet qu’elle n’aurait pas dû en arriver à tuer son mari, Laure, en tant que témoin, aurait pu être une « courroie de transmission entre Lou et Van, mais au lieu de ca, [elle] les [a] excités l’un contre l’autre », Ulma se reconnaît comme « briseuse de ménage ». Et tantôt de se disculper : chaque personnage rejette la responsabilité sur un autre, comme mécanisme de défense lui assurant un certain équilibre psychique. Il peut sembler paradoxal le fait que Linda Lêait choisi, en fin de compte, de faire d’Ulma la demi-sœur de Van et d’innocenter ainsi son héros (ou son double) qui, à son instar, est « un damné toujours perdu entre l'Orient et l'Occident » et qui, en dépit de maintes tentatives d’intégration dans le nouvel environnement, était demeuré un immigré en quête continuelle de son identité : Ulma incarnerait dans cette optique ce retour réussi à la matrice, la voie des retrouvailles avec l’identité perdue au sein même d’une relation incestueuse, sur laquelle le récit lève le tabou et qu’il semble légitimer.
Le cadre nocturne et éphémère de cette relation connote la plongée dans l’inconscient difficilement décryptable de ces deux personnages. D’ailleurs, en dépit du fait que le désir incestueux ne soit pas assumé complètement par les deux sujets, Van trouve une raison pertinente pour justifier sa relation avec Ulma puisqu’il déclare à la fin de l’œuvre : « Ma mère est ressuscitée à travers une demi-sœur, je n’avais pas adoré Ulma si je n’avais projeté en elle l’amour que j’avais pour celle qui m’avait enfanté ». Van cherche une sorte de voie de retour au ventre de sa mère : il s’agit sans doute d’y voir aussi le désir du retour à la terre natale de ses ancêtres.
Ce roman cruel est donc habité par de multiples voix et points de vue, tout comme par différents styles d’écriture. Chaque personnage possède son propre registre de langue qui correspond à sa communauté d’origine et à son éducation. Van s’exprime, par exemple, moyennant une langue riche d’un vocabulaire recherché d’une langue qui n’est pas la sienne et qu’il s’est passionnément investi à apprendre ; Laure, pour sa part, utilise des mots familiers reflétant sa jeunesse et son caractère totalement opposé à son père. Ces différences aux niveaux générationnels, culturels, géographiques et linguistiques, exacerbées par le génie de l’auteur autant implicitement qu’explicitement, sous-entendent à la fois l’incommunicabilité au sein d’une famille, comme celle qui existe de nos jours au niveau international, en l’occurrence entre l’Orient et l’Occident. Le racisme et la peur de tout ce qui est étranger (dans ce cas, les Vietnamiens) se présentent notamment à travers l’histoire de Lou, reniée par une mère raciste, qui ne lui a jamais pardonné d'avoir épousé un Asiatique.
Enfin, cette sombre œuvre polyphonique, animée par la pureté et le mélange de style, révèle à la fois, et à l’image même de Linda Lê, le clivage et la fusion de deux mondes à travers l’opposition de l’Orient et de l’Occident et simultanément la présence de l’Orient dans l’Occident. Chez Linda Lê, on reste un immigré ou un étranger, pour toujours.C’est bien là une lame de fond dont la cicatrice est irrémédiable.
Clara Younes
Département de Langue et Littérature Françaises
Etudiante en Cycle II – Master
Université Saint-Esprit de Kaslik (LIBAN)
Jérôme Ferrari
Le sermon sur la chute de Rome
Actes Sud, 2012, 208 pages
Rome et Saint-Augustin à l’ère actuelle
« Ce qui naît dans la chair meurt dans la chair. Les mondes passent des ténèbres aux ténèbres, l’un après l’autre et si glorieuse que soit Rome, c’est encore au monde qu’elle appartient et elle doit passer avec lui ». « (…) Et si tu aimes le monde tu périras avec lui ».
Jérôme Ferrari place son roman, Le Sermon sur la chute de Rome, édité en 2012 par Actes Sud, sous l’égide de Saint Augustin. Il s’agit bien en effet de la malédiction d’un petit monde condamné à la corruption. Cette problématique à visée universelle se déploie dans l’histoire de deux jeunes garçons, Matthieu et Libero, qui tournent le dos à de prometteuses études de philosophie, pour aller plus loin, ensemble vers le désastre et le désarroi.
Le drame se déroule dans un village en Corse, où Matthieu et Libero décident de gérer un bar local, très modeste, en le transformant en « un monde parfait, un pays béni, ruisselant de lait et de miel »où « la naissance d’un nouveau monde exige la mort d’un ancien ».Mais quand sexe, gâterie, égoïsme, indifférence, convoitise sont à leur comble, le danger habite l’homme, l’humain devient inhumain et l’inhumain monstrueux. Cette amitié emporte Matthieu et Libero dans le chaos où naît, croît et décline leur monde nouveau.
Certes, l’inéluctable effondrement d’un monde périssable croise l’ampleur du déclin, en images et en mots, des personnages du roman et questionne la destinée humaine. En fait « ce que l’homme fait, l’homme le détruit ».
Avec une grande sensibilité personnelle et au travers d’une âme consciente, Jérôme Ferrari tisse sa toile d’un style clair, ferme, précis, audacieux, à la fois élégant et original. Sa plume touche le lecteur et entrelace les fils de la religion et celui de la philosophie, afin de bien donner à lire des histoires vraies ou très proches de la vie réelle. Son empire est construit de personnages immatures (Matthieu et Libero) qui se laissent gaver par un démon interne, voire psychique mais de nature humaine.
Choisir de clôturer son roman par les paroles de Saint Augustin relègue, implicitement, au dernier plan, le drame qui témoigne de l’absence d’un monde condamné à sa chute et rappelle autrefois à ses fidèles et aujourd’hui au lecteur l’unique salut : la résurrection du Christ, comme l’exutoire vers une nouvelle vie. Néanmoins, la vie continue comme si l’homme vivait dans un cercle vicieux où naissance, croissance et mort sont des évidences indispensables à sa continuité. Il suffit, dans la logique humaine ou dans la loi commune, qu’un vieillard meure pour qu’un enfant naisse. L’ultime salut restera à Dieu qui maîtrise, peut-être, le sort humain.
D’après Saint Augustin « Dieu épargne qui Il veut. Et ceux qu’Il a choisi de laisser mourir en martyrs se réjouissent aujourd’hui de ne pas avoir été épargnés selon la chair car ils vivent à jamais dans la béatitude éternelle de sa lumière. C’est cela, cela seul, qui nous est promis, à nous, qui sommes chrétiens ».
Et c’est cela, cela seul, sans doute le pire.
Enfin il reste à se demander si revenir à Saint Augustin, en décembre 410, serait le moyen le plus efficace pour que le message du roman fraye sa voie vers les consciences. D’autant que le monde actuel témoigne d’une diffusion intense d’autres religions que le christianisme. Bien que le contenu du roman soit finalement très intéressant, un lecteur athée, bouddhiste, juif ou musulman, hindouiste ou autre encore en poursuivrait-il la lecture jusqu'à la clausule ? Rien n’est moins certain.
Tania Challita
Département de Langue et Littérature Françaises
Etudiante en Cycle II – Master
Université Saint-Esprit de Kaslik (LIBAN)
Vassilis Alexakis
L’enfant grec
Stock, 2012, 320 pages
L’Enfant grec, de Vassilis Alexakis :
Un va-et-vient vertigineux entre la fiction et la réalité
Né le 25 décembre 1943 à Athènes, Vassilis Alexakis est un écrivain dont l’œuvre romanesque, reflétant constamment les deux cultures : française et grecque, prend une large envergure. Féru de journalisme, il fait ses études à Lille, en France, puis occupe le poste de journaliste et dessinateur humoristique au journal Le Monde. Son roman Ap. J.-C. reçoit, en 2007, le Grand prix du roman de l’Académie française. L’Enfant grec, son dernier roman et objet de cette chronique littéraire, paraît aux éditions Stock, le 22 août 2012, et fait partie des huit romans finalistes, candidats au Prix Goncourt.
Ce roman s’inaugure sur un souhait, celui de « garder un souvenir de ces jours un peu longs et un peu tristes. » Le narrateur, s’appuyant sur ses béquilles, se dirige de la rue de Fleurus vers le jardin du Luxembourg avec le seul souci de dissoudre ses peines dans l’espace élastique de ce jardin. Solitaire, il scrute la dernière feuille fixée à l’arbre, le dernier fil entre réalité et fiction. Au fil du récit, les personnages réels se confondent avec les personnages de fiction ; ceux des Classiques illustrés. Mené à la première personne, le récit met en place un narrateur écrivain de son métier, d’origine grecque, qui évoque à plusieurs moments son premier roman (celui de Vassilis Alexakis, d’ailleurs),Le Sandwich. Cette coïncidence n’est pas gratuite : il s’agit bien d’une autofiction par le truchement de laquelle Vassilis Alexakis extériorise ses craintes à l’égard de la crise économique en Grèce. L’intrigue oscille entre deux jardins : le premier, celui de l’enfance, situé dans le quartier de Callithéa, à Athènes et le jardin du Luxembourg où le narrateur se morfond et erre péniblement soutenu par ses béquilles. Il est solitaire et n’intéresse plus que la dame qui s'occupe des toilettes, Ricardo le clochard, la directrice du théâtre des marionnettes et un vieil homme aux cheveux blancs qui ressemble à Jean Valjean. Mais, les héros d’enfance, Tarzan, Long John Silver, les trois mousquetaires… ne tardent pas à venir égayer sa solitude et sont peu à peu extorqués à leur monde fictif. L’histoire finit dans les catacombes (les canalisations d’égouts) où, après un voyage dantesque dans Hadès, le narrateur, escorté par ses personnages qui l’abandonnent à la fin du parcours, revient au jardin du Luxembourg.
L’enjeu principal de L’Enfant grec gravite autour de deux questions principales qui vont de pair avec la binarité spatiale, quelque peu baroque, du roman. Le narrateur déplore, en filigrane, la précarité en Grèce et fait de sa narration une surface répercutant les voix des jeunes manifestants grecs. Simultanément, il fait la lumière sur une autre réalité pointue, celle du statut de la littérature « handicapée », tout comme lui, et qui patauge dans les égouts pour remonter enfin à la surface après un voyage laborieux dans les souterrains de Paris. Par conséquent, fiction et réalité s’enchevêtrent et forment deux pôles majeurs entre lesquels évolue la trame narrative. La fiction édulcore, en effet, la réalité atroce. Elle console le narrateur par ses nuits de solitude où, pour se souvenir des femmes qu’il a aimées, il les imagine avec lui, dans sa chambre, « petites comme des poupées ». Mais, la réalité ressurgit par moments, dure et écrasante, sous la forme d’un titre fracassant à la une d’un journal grec : « Le sort de la Grèce entre les mains de l’Allemagne et Athènes en régime de souveraineté limitée ». Ce va-et-vient qui franchit toute ligne de démarcation entre le palpable et l’abstrait enfante la dimension symbolique du récit. En effet, les béquilles qui accompagnent le narrateur tout au long du roman renvoient au handicap européen en général, et grec en particulier, ainsi qu’à la déchéance de la littérature. Au moment où le narrateur déraille et plonge dans la fiction, il se demande s’il a vraiment besoin de ses béquilles, étant donné qu’il revit son enfance et qu’il redevient « l’enfant grec » insoucieux. De surcroît, la seule feuille automnale à résister sur la branche d’un arbre du jardin du Luxembourg est la métaphore de ce mince fil auquel tient le clivage entre la réalité et la fiction. À la fin, la chute de cette feuille est accompagnée, dans l’explicit, du souvenir d’une réflexion que Charles, critique littéraire à la retraite, a partagée avec le narrateur : « Il n’y a pas de vraies frontières ». Vassilis Alexakis sculpte un univers romanesque où l’opposition entre le fictif et le réel se transforme en osmose par le biais d’une langue sans fioriture. Le roman se lit facilement et les phrases donnent l’impression de couler doucement. Les structures syntaxiques simples se marient au style dénué de fantaisies rhétoriques pour former une entité romanesque simple, mais expressive et s’ancrant dans une contemporanéité indéniable.
Le roman en question offre une vision originale d’un monde squatté par le fictif à tout moment, d’un monde où, pour échapper à la cruauté de la réalité, on revient à la tendre enfance, exhorté par une tendance infantile à restituer les contes et les histoires d’antan. L’enfant grec de Vassilis Alexakis est un enfant rêveur et chétif, affublé de béquilles contrairement à l’enfant grec de Victor Hugo qui demande « de la poudre et des balles » pour aller au combat. L’enfant grec d’Alexakis est invalide à l’image des sociétés contemporaines luttant contre une actualité où précarité et injustice trônent, mais consolées sans répit par les gloires illusoires, car révolues, d’un passé lointain.
Maya Khadra
Département de Langue et Littérature Françaises
Etudiante en Cycle II – Master
Université Saint-Esprit de Kaslik (LIBAN)
Vassilis Alexakis,
L’Enfant grec,
Stack, 2012, 260 pages
Nouvelle version des héros de l’enfance !
“Sur quoi je fonde l’affirmation que mes œuvres sont des produits imaginaires alors que leur caractère autobiographique parait plus évident”.
Ne vous perdez pas! Avec un peu de patience et tant d’amour de la lecture, vous vous trouvez avec deux béquilles marchant côte à côte avec Vassilis Alexakis.
Est – ce un roman autobiographique?
Le séjour à Aix, puis au Luxembourg vous l’assure.
Est – ce un roman imaginaire ?
Que viennent faire alors Tarzan, Don Quichotte, Zorro, Robinson, Alice, Jean Valjen et Cosette dans ces trois cent pages ?
Je vous le répète : ne vous perdez pas!
Lorsque la littérature vous prête ses héros, lorsque votre mémoire d’enfance vous entoure surtout durant une période aussi difficile de votre vie , où règne une solitude destructrice, voilà ce que vous produisez : une approche de “l’enfant grec”.
“C’est un livre sur la vie et la mort…sur la santé et la maladie, ai-je poursuivi, le mouvement et l’immobilité, le geste et la parole… le mensonge et la vérité, le rêve et la réalité , la mémoire et l’oubli, la richesse et la pauvreté, la naïveté et la ruse.
J’ai failli rajouter l’être et le néant mais je me suis retenu”.
On ne trouve que rarement cette sorte de présentation d’un livre avancée par son auteur même, mais en même temps, c’est à terme le contenu du roman qui commence comme un journal de convalescence mais prend rapidement les chemins de traverse emmenant le lecteur vers un monde romanesque séduisant.
À un moment de la lecture, on trouve un Dionysos : non un dieu errant mais un auteur errant, non un dieu qui a connu deux naissances mais un enfant qui a appris deux fois à marcher, la première avec sa mère la deuxième tout seul.
Ce sentiment de solitude parfait, sème dans notre âme un manqué profond surtout pour ceux qui ont marqué des périodes de notre vie.
Vassilis a subi une opération suite à son accident “ je revois sans cesse le film des évènements, ma chute à la sortie de l’amphithéâtre où se tenait la réunion, l’ambulance”.
Devenu seul, il ne trouve que son crayon à le consoler, la solitude fait peu à peu surgir autour de lui tous les héros de son enfance, dont quelques uns ont réellement visité le Luxembourg et dont les marionnettes se tiennent debout jusqu’à présent dans le théâtre de marionnettes.
Peut être cette présence est la raison majeure de l’effacement de la frontière entre la réalité et la fiction. Qui peut s’attendre à ce que Vassilis imagine la réaction de Tarzan suite à ce grand nombre d’immeubles à Paris? « il doit se demander pourquoi on a construit tant d’habitations autour du jardin alors qu’il y a suffisamment de place pour tout le monde dans les arbres”.
Puis d’un coup on est amené à rejoindre les jeunes athéniens réunis place de la constitution tout en soutenant leurs cris de protestation contre les mesures d’austérité imposées à leur pays.
Cette évocation de la situation politique et économique de la Grèce est une manière de rendre hommage de la part de l’auteur à son pays natal, où a commencé son histoire.
Avec un style aisé, bien à la hauteur des héros empruntés, avec une écriture claire des formulations souvent drôles, avec un art propre à l’auteur : celui d’épingler et de tisser ensemble des petites choses curieuses, singulières et amusantes, Vassilis Alexakis donne à son œuvre plusieurs dimensions : romanesque, politique et historique qui s’interpénètrent dans les trois cent quinze pages qui la composent.
L’intérêt du roman est également psychologique et littéraire. Tantôt l’écrivain analyse la dynamique de certains sentiments comme la solitude, tantôt il portraiture avec ironie certains milieux bien ciblés comme la royauté au temps de Médicis.
La dimension psychologique de l’œuvre porte sur la mémoire involontaire.
En tout être vivant, le passé et le présent communiquent par sensations communes interposées: ce type de souvenirs, lié au corps et au hasard des circonstances, échappe à la volonté consciente. L’enjeu esthétique intervient alors. Seul l’art permet de rassembler et de fixer, dans le cadre d’une œuvre, les sensations éparpillées qui constituent la matière même de la vie.
Vous ne pouvez pas être égoïste et cacher ce livre dans un coffre à bijoux, dans une tour éloignée, c’est un vrai plaisir à partager, une émeraude en plus qui vient chercher sa place dans la couronne de la littérature moderne.
4ème année,
Université Arabe de Beyrouth
Mathias Enard,
Rue des voleurs,
Actes Sud, 2012, 256 pages
Rue des voleurs ou l’histoire d’un fratricide ??? ?????? ???? ?????
Tanger est le quai où hésite longtemps un jeune homme, Lakhdar, à franchir le détroit de Gibraltar. Tanger est le début des pérégrinations macabres d’un jeune marocain dont l’identité « s’est multipliée dans des miroirs jusqu’à se perdre ou se construire ». Ayant fauté avec sa cousine Meryem (qui mourra dans le Rif), pour qui il portait une passion sans pareil, il se retrouve chassé du foyer paternel pour végéter seul, dans la rue, en se nourrissant de fruits pourris et se couvrant de draps en loques. Les hommes, pour lui, « sont des chiens au regard vide qui tournent dans la pénombre, courent derrière une balle, s’affrontent pour une femelle, pour un coin de niche […] » Sans regret aucun, car « il y a dans la jeunesse une force infinie, une puissance qui fait que tout glisse, que rien ne nous atteint réellement », il vagabonde à travers le pays, erre à Casablanca pour revenir enfin, comme par fatalité à Tanger où ses rêves d’émigration ont longtemps fermenté. Le groupe de la Diffusion de la Pensée Coranique l’adopte avec son ami Bassam (son pendant lâche). Lakhdar occupe alors le poste de libraire. Il vendra des livres religieux et s’empiffrera de polars de la série noire, chaque soir avant de sortir à la liberté, toiser longuement les jambes des belles touristes espagnoles. Suite à l’incendie du centre de la Diffusion de la Pensée Coranique et de l’attentat de Marrakech dont il soupçonne le Cheikh Noureddine (son tuteur religieux) et Bassam, son ami d’enfance, de perpétrer, il s’engage pour un boulot asservissant qu’est la saisie kilométrique. Très vite, l’amour de Judit, jeune espagnole passionnée de langue arabe, va le pousser à traverser le détroit, à travailler sur un Ferri et à côtoyer la mort en escortant, plus tard, un croque-mort du nom de Cruz. Ce dernier s’empoissonne sous les yeux de Lakhdar, qui prend la fuite pour Barcelone après l’avoir dépouillé. L’amour tant attendu et les souvenirs passés avec Judit à Tunis s’étiolent et se dissolvent dans l’air fétide de la rue des voleurs. Ce roman, Rue des voleurs, d’un incontestable réalisme noir, se saisit de la révolution arabe, ainsi que de la crise européenne pour en faire la toile de fond pour une intrigue pleine de rebondissements. Auteur de sept romans et enseignant d’arabe à l’université autonome de Barcelone, Mathias Enard jouxte trois langues : l’arabe littéraire, le français et l’espagnol pour peindre un tableau romanesque résonnant d’authenticité.
Rue des voleurs est avant tout le témoignage poignant d’un jeune marocain, musulman passable et passionné de liberté. Il brave l’autorité parentale et s’en va à la quête d’une nouvelle identité, car ses origines ont reçu un coup de balai et ont été à jamais perdues. En effet, «il y ades choses qui ne se réparent pas. D’ailleurs, rien ne se répare », à ses dires. C’est ainsi que le narrateur va jusqu’à renier son inconscient, fruit de l’enfance et des souvenirs : « L’inconscient n’existe pas […] mes souvenirs sont ces bouts de papier, découpés et jetés en l’air ». L’éclatement de l’identité va de pair avec le ‘déboussolement’ du narrateur qui cherchera toujours son bateau de partance, son pays ou sa Sylphide à qui il adresserait toujours ces vers de NizarQabbani :
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Durant ses errances, il s’identifiera à Ibn Batouta, un émigré tangérois légendaire. Cependant, Rue des voleurs est l’inversion de cette quête initiatique, et Lakhdar est une parodie de héros qui, au lieu de finir dans son pays, se trouve incarcéré suite au meurtre de son ami d’enfance, Bassam, après que ce dernier est devenu intégriste, voire terroriste. Les contrées visitées par Ibn Batouta seront pour Lakhdar : Tunis, pays enflammé par la révolution et la rue des voleurs ; « le casse-tête du district, rue des putains, des drogués, des ivrognes, des paumés en tout genre […] ». L’inversion est loin de se brider. En effet, du point de vue onomastique, le prénom Lakhdar est étroitement lié à l’idée de prospérité. Or, ce signifié est battu en brèche et les ambitions du narrateur finiront dans un fiasco total. Même l’amour de Judit se transforme en indifférence et les bateaux de partance ne seront que des mirages !
De surcroît, Rue des voleurs est un miroir tendu à l’actualité du monde arabe. Les événements sont saisis au vif et le narrateur les perçoit avec un réalisme qui est celui des peuples arabes s’insurgeant car ils n’ont plus rien à perdre. Lakhdar, en parlant de la Syrie, dit : « J’ai pensé aux Syriens, torturés et bombardés tous les jours, et au courage qu’il leur fallait pour continuer le combat, dans la longue guerre contre le sultan qui lui aussi, devait savoir pertinemment qu’il était tyran ». De plus, ce narrateur-héros rêve d’une unité arabe qui « n’existait qu’en Europe ». Lakhdar ploie alors, sous le poids du spleen existentiel. Il renie Dieu qui « a déserté » et affirme qu’il n’est plus que « ce qu’il a lu ». Ainsi le roman serait-il un appel à un nouvel humanisme arabe, s’inscrivant non dans la religion- car elle engendre l’intégrisme- mais dans la littérature. Bassam n’a pas su se saisir de cette invitation lancée par Lakhdar. Alors, avant que « l’heure ne vienne » et qu’il exécute, peut-être, un attentat, il est assassiné par Lakhdar qui, à l’instar d’Electre de Giraudoux, voit « l’aube tournoyer » après son crime, à la limite fratricide.
Mathias Enard s’est alors mis dans la peau d’un Maghrébin à l’aube du printemps arabe pour reproduire les répercussions anarchiques des révolutions individuelles et collectives. Son roman s’inscrit au cœur de la réalité et touche les lecteurs, particulièrement les Arabes. Il offre une vision désenchantée du monde ; celle qui fait des hommes des chiens prêts à s’entretuer, par le truchement d’un style qui évolue, originalement, avec l’évolution et le mûrissement du personnage principal. Le registre familier, voire grossier, se marie aux tournures syntaxiques très rhétoriques pour créer une effusion distinguée de phrases débordant d’expressivité. Rue des voleurs est un voyage au cœur des crises individuelle et nationaliste et une tribune où « l’homme-tombe » du XXIe siècle s’exprime pour crier haut que « la vie c’est la tombe, c’est la rue des voleurs, Terminus Nord, une promesse sans objet, des mots vides ».
Maya Khadra
Etudiante en Cycle II – Master de Langue et Littérature Françaises
Université Saint-Esprit de Kaslik (LIBAN)
Joy Sorman,
Comme une bête,
Gallimard, 176 pages
Aimer les animaux ou les tuer : telle est la question
« Mais, Maman, pourquoi on mange les canards, c’est gentil pourtant… », cette phrase prononcée par un enfant et laissant sa mère interloquée illustre une question que tout être humain se pose à un moment donné de sa vie. C’est aussi la question que Joy Sorman s’est posée dans son roman Comme une bêteparu chez Gallimard.
Tout au long de 167 pages, Joy Sorman retrace la vie de Pim, qui, ennuyé par les études scolaires, devient un apprenti boucher. Avide de succès, Pim s’adonne entièrement à son travail. Mais avec le temps, il commence à éprouver un amour pour la viande, une passion qui fait de lui le meilleur boucher de France. Il est obsédé par cette matière. Travailler la viande devient une fin en soi, « un plaisir inédit », une « addiction immédiate et entière ». Néanmoins, notre héros est un personnage sensible qui aime les animaux : à la ferme, il parle avec les vaches ; dans l’abattoir, il emprunte le même chemin que les cochons qui seront tués afin de partager leurs sentiments.
C’est ainsi que le roman illustre le combat et/ou la cohabitation entre le côté bestial de l’homme et son aspect humain : l’homme aime les animaux. Et pourtant, il les tue et les mange.
Le fait d’aimer les animaux est mis en valeur par une sorte d’identification entre l’homme et l’animal. L’auteur attribue à l’animal des caractères humains : il réfléchit, il est malin. Elle va même jusqu'à dire que la vache a un ascendant sur Pim, elle intervertit les rôles. Ce renversement des rôles pourrait expliquer le choix du prénom du héros : du point de vue typographique, la lettre « b » du mot « bête » est un « P » inversé.
L’auteur condamne également les sociétés actuelles dans leur gestion de la viande, ils en ont fait une industrie de masse comparable à l’industrie automobile.
Grand de taille, mince, visage allongé, mains de pianiste, doux, travailleur tels sont les caractéristiques physiques de Pim. Sorman nous peint un portrait tout à fait original, différent de l’image stéréotypée que nous avons des bouchers. En effet, l’auteur rend hommage aux professions artisanales et manuelles - en particulier le métier de boucher - ces professions qui ne jouissent pas du respect qu’elles méritent surtout dans notre société égyptienne et orientale.
Au-delà de ces considérations sociales et philosophiques, l’œuvre de Joy Sorman peut être considérée comme un plaidoyer en faveur de la langue française. Celle-ci de par sa précision est capable de rendre compte de l’univers objectif des sciences et techniques. A aucun moment du roman l’auteur n’a utilisé un mot appartenant à une langue étrangère. Par contre, comme l’avoue l’auteur dans une interview, son roman est un exercice de style dans la mesure où elle s’est ingéniée à utiliser des mots techniques inusités sans déranger pour autant le lecteur. Son œuvre a réalisé donc un double but : enrichir les connaissances de l’éventuel lecteur dans le domaine de la boucherie et faire revivre certains mots appartenant à ce domaine. Malgré ce souci de précision et de scientificité, l’œuvre ne manque pas de figures de style qui interpellent l’imagination et la sensibilité du lecteur et donne un aspect poétique à cet ouvrage qui apparaît par moments tragique.
C’est ainsi que,muni de son stylo qu’elle manipule tel un scalpel afin de tailler dans la langue française les mots et les expressions qui servent ses objectifs, Joy Sorman a réussi à faire pénétrer le lecteur dans un domaine hermétique réservé à certains initiés tout en mettant en exergue la relation paradoxal entre l’homme et l’animal, Il reste à dire qu’il faut que le lecteur lise le livre jusqu’au bout afin de connaître la vraie leçon que veut nous enseigner l’auteur. Quel serait le plan préparé par Pim « pour la grandeur de la boucherie » ?
Diana Emad
Carine Tarek
Faculté des Lettres
Université d’Alexandrie
Thierry Besteingel,
Ils désertent,
Fayard, 2012, 260 pages
" A la fin tu es las de ce monde ancien ".Voici une citation de Guillaume Apollinaire avec laquelle Thierry Beinstingel a préféré commencer son œuvre Ils désertent. C'est une épigraphe très significative qui résume l'œuvre et plonge le lecteur au cœur de l'histoire. En lisant cette phrase très courte, le lecteur ne peut pas s'empêcher de penser que le pronom personnel " tu " et que l'adjectif " ancien " renvoient aux personnages centraux du roman et mettent en évidence leur caractère.
Il s'agit dans Ils désertent, d'un vieux VRP amateur de Rimbaud, ce poète qui l'inspire depuis qu'il a appris que comme lui, il avait été voyageur de commerce. On le surnommait " l'ancêtre " parce qu’il est le premier VRP de la boîte. Cet homme a passé presque toute sa vie sur les routes de France pour vendre des papiers peints.
Le deuxième personnage est une jeune femme qui vient d'être embauchée dans la même entreprise comme responsable des ventes. Très vite, elle va comprendre qu'elle a été embauchée principalement pour licencier l’ancêtre.
Malgré leur différence d'âge et de caractère, ces deux protagonistes ont en commun leur besoin de liberté et d'affirmation de soi. Tous les deux souffrent également de solitude étant absorbés par leur vie professionnelle. Leur vie privée n'est qu'un grand échec, ils n'ont ni famille, ni amis, ni amour.
Le titre comporte un jeu de mots : il s’agit d’ une phrase qui propose une sorte de fuite et de mouvement qui s'oppose à l'immobilité que provoque la solitude sur une " île déserte " qu'est, dans le roman, la vie professionnelle. L'Homme ne peut pas vivre sans l'Autre.
Dans son roman, Thierry Beinstingel fait la critique du monde du travail. Chargé de recrutement chez France Télécom, il met dans l'oeuvre beaucoup de son expérience professionnelle. A travers ses personnages très réalistes, il met l'accent sur la relation qui existe entre employé et employeur et il pose une question fondamentale : est-ce qu'on est contraint de subir la maltraitance de ses supérieurs pour parvenir à ses fins? Ou on a encore la faculté de leur dire non?
L'auteur peint également la société contemporaine dépourvue de toute valeur humaine, les mauvaises pratiques dans les entreprises ainsi que la cruauté du monde de travail.
Tout dans l'œuvre aide le lecteur à bien comprendre l'idée de l'auteur, soit les références à Hannah Arendt et son ouvrage La condition de l'homme moderne dans lequel elle parle des relations que l’homme entretient dans le monde du travail, soit la couverture du livre qui est la photo d'une vitrine où sont exposés des vêtements, des pantoufles et un T-shirt portant la photo de Rimbaud, soit la description minutieuse de la France du XXIème siècle avec ses zones commerciales, ses ronds-points, les camions qui envahissent les rues et les panneaux criards portant l'inscription " à louer " ou " à vendre" mettant en relief le caractère consumériste et mercantile de la société et montrant comment l’excès de consommation peut être une tentative d’ échapper au vide et à la monotonie de la vie.
On ne peut pas passer sous silence la singularité de la narration. Thierry Beinstingel a préféré que ses héros restent anonymes représentant de cette manière des types sociaux qu'on peut comparer à n'importe qui, à un ami, à un membre de la famille ou à soi-même.
En plus, il a utilisé la deuxième personne afin de désigner ses protagonistes. Il a choisi le tutoiement en parlant de la jeune femme et le vouvoiement pour l'ancêtre. Mais pourquoi l'auteur a eu recours à cette méthode? En fait, c'est une manière très originale pour que Beinstingel puisse faire la critique et l'analyse de certains phénomènes sociaux par une sorte de détachement tout en aidant le lecteur à être un témoin et à être impliqué dans les événements qui sont, grâce à cette méthode, énoncés sans jugement.
L'histoire d' Ils désertent est racontée dans un style très moderne. Remarquons l'utilisation de quelques mots appartenant au langage familier comme " coûter bonbon" et " cocotte ", de plusieurs sigles comme " VRP " et " SMIC " et des mots en anglais qui appartiennent au langage commercial comme " one shot ". L'auteur a également utilisé un mot arabe écrit en lettres françaises qui est " Thalassa " et a inventé des mots-valises formés à la fois d'un mot anglais et d'un mot français" body-sculpture " et " fitness-minceur". Ce langage rend le roman de plus en plus moderne, universel et proche de la réalité.
Ils désertent est un livre qui mérite d'être lu puisque c'est un livre sur nous, sur notre époque. C'est une belle réussite sur le plan littéraire et humain!
Basma HOSNI / Dina MAGUED
Faculté des Lettres
Université D’Alexandrie
Jérôme Ferrari
Le sermon sur la chute de Rome
Actes Sud, 2012, 208 pages
Icare n’en finit pas de tomber
Nourri de la lecture de textes sacrés, Jérôme Ferrari met la philosophie encore une fois au cœur de la littérature pour décrire, dans une langue solennelle, imbibée du souffle augustinien, toute la fragilité des entreprises terrestres. Saint Augustin a donc lui aussi sa place dans la rentrée littéraire !
« L’homme bâtit sur du sable. Si tu veux étreindre ce qu’il a bâti, tu n’étreins que le vent. Tes mains sont vides et ton cœur affligé. Et si tu aimes ce monde, tu périras avec lui ».
Le sermon sur la chute de Rome transporte le lecteur dans un village corse perché loin de la côte. Dans un premier temps, le récit nous renvoie au XXème siècle avec l’histoire de Marcel Antonetti, le grand-père malheureux, accablé de souvenirs noirs qui lui ont interdit de surmonter un passé teinté d’espoirs perdus. Ce personnage déçu a mené une vie vouée à l’échec. Son petit-fils Matthieu connaîtra sous une forme différente le même désenchantement. Contre toute attente, ce jeune étudiant corse abandonne ses études brillantes de Philosophie et se résout à gérer le bistrot du village avec son ami d’enfance Libero Pintus, qui tourne également le dos à ces mêmes études jugées alors contestables et déficientes.
Le commencement est encourageant. Mattieu et Libero transforment ce bar en ce que Leibniz pourrait appeler « le meilleur des mondes possibles ». Ranimé, ce petit paradis corse offre alors une vie bouillonnante et devient l’aimant d’une clientèle hétéroclite et joyeuse. Or un jour, ce royaume terrestre bâti sur les appétits du corps et sur les rêves indigents d’héroïsme se délite ; il n’était qu’illusion, vanité. Ferrari semble retracer la finitude de tous les destins : il n’est pas d’empire qui ne soit mortel. D’ailleurs c’est le Mal en personne qui visite le comptoir. La chute commence et le bar verse dans le drame.
En écho au sermon de Saint Augustin tissé en toile de fond du roman, les personnages confrontés à la réalité inexorable de leurs faiblesses, finissent par se laisser engloutir. Ils réalisent que leurs univers utopiques basés sur des compétitions de virilité stupides sont voués à disparaître.
Auteur de Balco Atlantico, Un dieu un animal, Où j’ai laissé mon âme, Dans le secret, Jérôme Ferrari né en 1968 à Paris, d’origine Corse et agrégé de philosophie a également rédigé Le Sermon sur la chute de Romeen août 2012 qui figure sur la liste du Prix Goncourt. Ce romancier dont la Corse a toujours été le théâtre de ses intrigues romanesques, observe dans son cinquième roman la montée et le déclin d’un groupe d’hommes devenus figures emblématiques d’une humanité qui est en chacun de nous et qui nous échappe…
Porté par une langue tendue et lyrique, Le Sermon sur la chute de Rome dépasse le local pour aller vers l’universel où Ferrari nous interroge sur la fin d’un monde dont les soubresauts ne sont que soumission à la tentation du mal. C’est l’un des romans incontournables de la rentrée littéraire qui porte un regard actuel sur la chute des œuvres humaines. C’est une histoire contemporaine vécue par des personnages fracassés, représentés par un style fouillé qui mérite pleinement d’être lu et porte à la relecture.
Dalal DOUEIHY
Master en Lettres Françaises
Département de Lettres Françaises
Université Saint-Joseph de Beyrouth
(USJ-Beyrouth)
Vassilis Alexakis,
L’Enfant grec,
Stack, 2012, 260 pages
La littérature pour la vie ou la vie pour la littérature ?
Faut-il marcher avec des béquilles pour pouvoir jeter un regard plus attentif sur ce qui nous entoure et l’apprécier ? Certainement pas… Mais pour Vassilis Alexakis, ce gréco-français, dans son dernier roman L’Enfant grec, publié en 2012 chez Stock, le cas est différent. Le changement de rythme imposé par ses béquilles, suite à une lourde opération, ouvre à l’homme un champ de perceptions nouvelles sur le monde qui l’entoure, voire le jardin du Luxembourg qui devient la toile de fond et la terre fertile nourrissant tout le roman. Mais sous quelle catégorie peut-on classer L’Enfant grec, figurant parmi les huit romans retenus dans la deuxième sélection du Prix Goncourt? Réponse : Ce roman tient à la fois d’une autofiction, puisque le roman part d’un ‘’Je’’ narrateur qui est une copie conforme de l’auteur mais ce ‘’Je’’ tisse des fils dans l’imaginaire. Il tient aussi d’une aventure historique, d’un manuel scientifique et d’une chronique contemporaine. A travers ces ingrédients, Alexakis se présente à la fois comme historien, promeneur, observateur, entomologiste et poète.
Pour l’écrivain solitaire et rêveur, la frontière entre réel et imaginaire n’existe pas car la réalité suit la fiction. Très vite, les héros de ses lectures d’enfance s’invitent dans le récit qu’il écrit et plus précisément dans le jardin du Luxembourg, tandis que les échos de la crise grecque le ramènent à son pays d’enfance et plus précisément au jardin situé dans le quartier de Callithéa. Ce va-et-vient que l’auteur fait incessamment entre ces deux jardins puise donc dans le passé mais aussi et plus précisément dans la littérature. Juste en un clin d’œil et comme par magie surgissent Don Quichotte, Tarzan, Robinson Crusoé, Oliver Twist, D’Artagnan, Jean Valjean, Cosette et tant d’autres héros des « Classiques illustrés » qui ont bercé l’enfance de Vassilis Alexakis. Est-ce une tentative de la part d’Alexakis de ressusciter toute une littérature à laquelle les jeunes ne prêtent pas beaucoup d’attention puisque le fait même d’évoquer tous ces héros classiques est une façon de maintenir la littérature en vie – N’oublions surtout pas que le titre même du roman plonge le lecteur au cœur de la littérature puisqu’il lui rappelle le poème « L’Enfant » de Victor Hugo qui met en scène un « Enfant grec » – ou est-ce une quête de soi et de la vie ? : « C’est à travers ces personnages que je retrouve la vie, mais je retrouve aussi le commencement de la vie », dit-il lors d’une interview.
De L’Enfant grec se dégage toute une philosophie sur l’homme et la vie : « Le sens de la vie personnelle est de retourner à l’enfance, ou plutôt de faire apparaître à nouveau l’enfant qui jamais n’a disparu » (Georg Groddeck). C’est ainsi que les deux jardins évoqués dans le roman, celui du Luxembourg où l’auteur se balade et celui de son enfance à Callithéa, forment une sorte de pont reliant le passé au présent où la littérature représente le fil conducteur qui lui ouvre des voies à un monde plus vaste quoique géographiquement rétréci. Pour Vassilis Alexakis, il s’agit de savoir créer son petit monde propre à soi pour s’évader de la triste réalité et l’exil où l’on vit. La littérature et l’écriture étaient, pour lui, le remède et la renaissance : « Ma nouvelle vie commence à prendre forme grâce aux relations que je me suis faites, grâce aussi à mon travail d’écriture qui m’occupe deux ou trois heures par jour ». Cette foule de souvenirs qui surgit à l’esprit d’Alexakis au moment de l’écriture et qui puise essentiellement dans ses lectures d’enfance lui donne ainsi vie et l’arme contre la solitude dont il souffre désormais après sa dure opération. Bref, pour Vassilis Alexakis, ce sont les réminiscences qui donnent à sa vie un sens.
Vassilis Alexakis signe donc une nouvelle œuvre limpide dans sa facture, profonde dans son propos qui brasse les thèmes de la littérature et de la vie, tout ceci dans un style beau et fluide, doux et amer mêlant à la fois des images, des passages poétiques, humoristiques touchant même quelquefois à l’humour noir.
Quelle joie enfin pourra savourer le lecteur en lisant L’Enfant grec de Vassilis Alexakis tout en choisissant un coin tranquille dans un jardin qui deviendra à son tour son jardin du Luxembourg !
Chérihane ZAYAN
Sylvia IHAB
Faculté des lettres
Université d’Alexandrie
Vassilis Alexakis
L’enfant grec
Stock, 2012, 320 pages
L’Enfant grec ou le poids du passé
Dans L’Enfant grec, on est toujours dans l’attente. Le narrateur attend le retour de l’usage de sa jambe, la marionnette de la mort attend le narrateur. Marie-Paule, la gardienne des toilettes publiques, attend le retour de sa famille, Constantin le jeune poète, attend la reconnaissance littéraire. La Grèce attend la justice sociale et nous, lecteurs, attendons l’aventure. Et si l’aventure implique une rupture avec la monotonie du quotidien, le quatorzième roman du gréco-français, Vassilis Alexakis, lui, rompt avec le rythme infernal de la vie moderne et nous invite à ralentir le pas, à alléger l’attente par des souvenirs, à combler le vide de la réalité par l’imagination. Ainsi, une multitude de personnages littéraires tels que Tarzan, Long John Silver, Jean Valjean, etc. animent, en plus du théâtre des marionnettes, oublié au fond du jardin du Luxembourg, le jardin lui-même dans toute sa grandeur spatiale et historique.
Mais si dans ce jardin, l’on croit trouver le paradis perdu du narrateur, pourquoi les grilles rappelleraient-elles celles d’une prison ? Pourquoi Ricardo – le SDF - parle-t-il d’atrocités commises par la faune et la flore et qui passent inaperçues par les gens ? Pourquoi le jardin se prépare-t-il pour une fête ostentatoire célébrant l’histoire du Sénat, alors que la misère des pauvres reste enfouie derrière les statues des grands hommes du passé ?
L’Enfant grec nous mène dans les souterrains des apparences, l’errance de l’imagination est en train d’accentuer la réalité au lieu de la fuir, la lenteur de la narration rend plus nette des faits autrement ignorés. Ce roman remet en question l’homme et sa valeur individuelle dans les sociétés d’aujourd’hui. Que ça soit socialement comme le narrateur qui n’a plus de place prioritaire dans la vie de ses proches ou économiquement comme les SDF exilés même des places publiques, nous ne semblons pas avoir évolué sur le plan humanitaire, l’homme se perd dans la masse et son bien-être est sacrifié pour maintenir l’apparence d’un état développé.
L’Enfant grec nous mène aussi dans les souterrains de Paris, et là-bas, trouverons-nous uniquement des égouts, de l’humidité et du noir ? Trouverons-nous un enfer dantesque ? Il faut patienter jusqu’au bout pour le découvrir.
L’Enfant grec est avant tout un journal intime du narrateur et ce narrateur est un écrivain qui va nous raconter le roman que nous avons entre les mains, nous taquinant sans cesse avec des indices qui renvoient clairement à l’auteur lui-même. Et pour tous ceux qui succomberont au péché littéraire de confondre auteur et narrateur, Vassilis – le narrateur et non pas l’auteur ! - dit qu’écrire c’est admettre qu’on porte en nous un autre qui n’est pas soi-même.
« Le poids de l’histoire est trop lourd en Grèce, le passé ne laisse guère de place à l’avenir », est-ce le cas pour la Grèce seule ? Ce jardin du Luxembourg, peuplé de statues d’hommes de lettres, de créatures mythologiques et de personnages politiques et historiques, où le palais des sénateurs trône toujours - symbole du pouvoir de la France - n’est-il pas emblématique du passé ? Et cette feuille morte qui « fera surgir comme par magie tout le jardin du Luxembourg » et en qui le narrateur avait un dernier espoir avant qu’elle ne tombe, dernière, d’un arbre nu, aura-t-elle une place dans sa poche, ou va-t-il la lâcher et partir ?
Joëlle Saliba
Département des lettres françaises
Licence-2ème année
Université Saint-Joseph Beyrouth
Département des lettres françaises
Licence-2ème année
Université Saint-Joseph Beyrouth
Patrick Deville
Peste et choléra
Seuil, 2012, 219 pages
Biographie pour violon
‘Peste & Choléra’
Peste soit du choléra ! Comme si la peste ce n’était pas assez. Patrick Deville y ajoute le choléra ! Pourtant, l’humour dans cette œuvre est poignant et les idées ne sont point moribondes.
Patrick Deville, dans son roman Peste & Choléra paru chez Seuil en 2012, transforme la biographie d’Alexandre Yersin en une « partition », manière originale d’aborder le sérieux d’une biographie et la rigueur de la science.
Deville, lui-même adonné au mouvement, voyage sur les traces du fantôme de Yersin, un savant de la « bande » des Pasteuriens, ou plutôt il devient lui le « fantôme du futur » qui épie son héros le long d’une vie « à cent à l’heure » pleine et mouvementée.
Voyageur dans l’espace et dans le temps, Deville se proclame le biographe d’Alexandre Yersin, l’homme qui a découvert le bacille de la peste et en même temps, le biographe du vingtième siècle dès qu’il était « poupon », tout « mignon » puis « vaurien. Jusque-là tout va bien. » et enfin « un sérieux voyou ».
Tout en parlant d’histoire, Deville revient sur le présent, c’est-à-dire le futur partant de l’époque où a vécu Yersin. Il compare et le progrès ne s’avère pas folichon. « En un siècle, les engins à pneus, les vélos puis les autos, les motos, les camions puis les avions, provoqueront autant de morts violentes que la grande terreur en noir. » Qu’on ait soigné ou non la peste, il n’y a point d’issue face à la tragédie de la mort, et pire que la mort, il y a l’oubli.
Yersin ne cherche jamais la gloire, il n’essaye pas d’éterniser sa mémoire, il n’assimile même pas la valeur de ses contributions parce que pour lui, tout est très simple, « il suffit d’observer », « il suffit de lever son cul du fauteuil en cuir de buffle ».
« Bouger » est le mot clé de Yersin et du roman. Le héros n’arrête pas de flâner dans les coins du globe où le hasard le mène. C’est d’ailleurs ce dernier qui lui favorise sa plus grande découverte à jamais liée à son nom : Yersinia pestis.
« Bouger », c’est ce que font également ses idées une fois installé dans son El Dorado indochinois à Nha Trang. Là, ses idées sont au nombre des étoiles. A chaque fois qu’il achève un projet, il en a un autre tout prêt. Après avoir été un chercheur et explorateur, pourquoi ne pas devenir roi du caoutchouc, du quinquina et bien d’autres ?
Un drôle de personnage dans une drôle de biographie, croisant Joyce et Matisse dans son hôtel à Paris, bavardant avec Doumer à Dalat, collègue de Céline, inspirateur de Camus, fou de Rimbaud… Une chaîne de génies pasteuriens et non pasteuriens coexiste autour de ce maillon qu’est Yersin.
Deville fait talentueusement le contrepoint des événements historiques de la politique et de la culture. Son « langage-univers » composé à la fois de descriptions détaillées, de phrases concises, de fines analyses, de légèreté de style, d’aveux de sagesse et de brins de folie met le monde - guerres, trêves, terres, hommes, science, art, concepts…tout - entre nos mains.
Grâce à l’humour, l’auteur ne s’abstient pas de critiquer la sale politique, la colonisation qui réunit des nations autour de l’atlas pour se partager le reste du monde, la religion des prêtres fourbes versant des pots-de-vin pour arriver ou convainquant les Chinois, juste pour avoir des convertis, qu’« un chinatown a bien eu le temps de s’installer au jardin d’Eden, où les affiches des maisons de thé sont bilingues, mandarin-latin. », la presse qui tresse «la légende noire » si jamais quelqu’un lui refuse l’accès, et les prix, rubans qu’on ne donnait pas jadis aux footballeurs…
Peste & Choléra est un des romans remue-méninges qui travaille l’esprit en secouant le lecteur dans une mer d’idées. C’est un voyage dans l’espace et entre les temps à travers une singulière biographie romanesque. Ecrire une vie pour Deville est une « invention contrainte, la liberté pourtant du violon sur la partition, le coup d’archet, les envolées de la chanterelle et le rythme sourd des graves. ».
Entre science et littérature, humour et douceur, calme et mouvement, aigu et grave, nous est racontée la vie de Yersin, oublié car il n’avait ni « tête de savant fou ni gueule de baroudeur », car il s’était consacré uniquement au travail jusqu’à son dernier souffle et enfin car notre chère société de consommation trouve mieux de se rappeler Michelin que Yersin.
Joy Sorman,
Comme une bête,
Gallimard, 176 pages
Est-ce que les bêtes méritent un roman entier pour les défendre ?
"...le problème n'est pas autant de tuer la bête que de savoir comment et pourquoi on la tue..." : Un énoncé qui nous incite à penser à la polémique qui se révèle dans les 165 pages de ce roman contemporain écrit par Joy Sorman et paru le 30 août 2012 chez Gallimard.
A la recherche d'un nouvel essor, après le prix de Flore qu'elle a remporté en 2005 pour son œuvre intitulé Boys, Boys, Boys, Joy Sorman prendra son souffle pour nous graver un tableau dessiné délicatement de la relation entre "homme et bête". Suivant les pas de son père, le penseur libéral Guy Sorman, elle se consacrera à l'écriture après quelques années de philosophie, d'enseignement et de journalisme.
Ayant un titre significatif et pertinent, ce roman reflète le point de vue de l'auteur concernant le paradoxe de la vie et de la nature : on peut, à la fois, aimer les bêtes et les manger. Plus encore, l'idée qu'il y a une proximité étroite entre les bêtes et les hommes ; qui peut justifier le choix de ce titre, conférant au roman un mystère à découvrir.
C'est pourquoi quand j'ai commencé à lire, j'avais des milliers de points d'interrogation sur ce titre : Est-ce que nous ressemblons aux bêtes ? Est-ce que l'héro aime les bêtes ? Notre fin, est-elle comme des bêtes? ….
Dès la première page, on découvre qu'on est devant un boucher apprenti, obsessionnel, prénommé Pim.
Pim est, d'une part, un prénom répandu aux Pays-Bas, et d'autre part, le titre d'une série d'animation diffusée sur TF1 en 2000 de personnages des fruits et légumes, qui me semble une volonté de réconciliation entre carnivores et végétariens, même si, au début de lecture, on pourrait sentir le contraire.
Dans ce roman, Joy nous mène en voyage de trois stades : La formation, la réussite et le passage à l'acte de son chevalier viandard Pim. Inspiré d'un boucher de Vanves, elle nous a présenté un dictionnaire scientifique bien structuré de boucherie et de viande ; qui fait du livre un mélange (roman, fable et documentaire).
Pour moi, Pim est inoubliable; pour le fait qu'il me plonge dans un monde de sang, de viande et des bêtes découpées en pièces; prêtes à se donner à manger.
Ce boucher sensible est d'habitude incapable de retenir ses larmes qui coulent sans raison, alors qu'à nos yeux, il parait froid et indifférent. Un héros les mains rougies par l'hémoglobine, qui vont passer d'une carcasse à une autre, mais des mains tendres qui maîtrisent les caresses des animaux et des filles. Il choisira son apprentissage de 2 ans avec la part de hasard. A la base de son amour des métiers artisano-manuels, et sa motivation remarquable, son métier deviendra une passion, puis tournera à l'obsession. Il sera le meilleur de sa promotion jusqu’au point où il voudra devenir le meilleur boucher de France, or il n'avait pas prévu devenir le roi de la viande.
L'un des thèmes majeurs de cette œuvre est l'humanisme, paratgé avec les animaux et toutes les espèces vivantes sur le globe terrestre. On ressent à plusieurs reprise que Pim est en train de découvrir un monde cruel, un monde d'intérêts et de bénéfices, et surtout un monde de négligence au nom de la justice. Par conséquent, Pim est pour moi, le témoin de tous les maux du monde.
En effet, l'auteur manie habilement la prose d'une façon poétique et philosophique adapté avec la réalité. Son œuvre est riche en figures. Prenant la scène de Pim égorgeant sa première bête: " … Une vache écorchée, ouverte et mise à plat, qui passe entre les mains du boucher de la 3D à la 2D , la viande vue du ciel, une carte de la bête …" Nous sommes ici devant 3 ou 4 métaphores dans la même phrase ; l'auteur compare ici la vache égorgée à une boîte ouverte, un outil qui passe entre les mains du boucher, un plan d'architecture et enfin une carte d'un pays. On remarque dans cette phrase la puissance linguistique et littéraire avec laquelle Joy illustre habilement son texte.
Donc Sorman a réussi à faire vivre son histoire comme à travers un film amateur de boucherie, avec une beauté incomparable. Ses mots sont trop forts, et parfois difficile à imiter. Je me sens dans un abattoir, à côté de Pim. Je vois toutes les scènes en lisant, sans avoir besoin d'y aller. Toutefois, je reproche à l'auteur qu'elle utilise beaucoup d'explications, beaucoup de détails qui peut parfois gêner la lecture.
Par ailleurs, même ceux qui n'ont pas aimé l'histoire, ne pourront pas nier la vérité qu'on est devant un chef d'œuvre, un excellent document d'une plume aussi précise que la pointe effilée d'un couteau.
J'aimerais que l'esprit perfectionniste de Pim soit dans les âmes de tous les bouchers de mon pays… Qu'il soit un modèle à suivre, un guide pas seulement pour les métiers de la viande, mais aussi pour tous les métiers.
Enfin, il me paraît que cet ouvrage parfait mérite un chapeau, et vaut sans doute le prix Goncourt.
Ahmad Almassri
Département de français
4ème année Licence de FLE
Université Al-Aqsa (Palestine)
Comme une bête
Joy Sorman
Gallimard (176 pages)
Quand la charcuterie devient épopée
Le dernier Joy Sorman écorche la peau du lecteur et dévoile, avec l’étonnante précision d’un anatomiste, tout le monde charnel qui palpite en nous. Au fil des 176 pages, le lecteur se surprend à suivre le parcours esseulé d’un jeune apprenti boucher prénommé Pim, qui finit par glisser dans une étrange obsession schizoïde pour la viande froide. Une frénésie qui finit par nous achever puisqu’à part ce fameux Pim (et quelques millions de bêtes croisées à l’abattoir), nulle interaction humaine ne vient sauver le lecteur des fantasmes du personnage : s’enduire de viande, malaxer la chair, désosser les rumstecks, etc. Le roman est ficelé par de longues énumérations adjectivales et assaisonné d’un langage spécialisé qui rapproche l’entreprise d’un documentaire explicatif.
Le roman est une aventure aliénante : la rareté du dialogue au profit du discours indirect enferme le Perceval des abattoirs dans une psychose intéressante mais peu crédible. Le personnage a quelque chose d’artificiel et de surcuit, et certains éléments de sa psychologie sont trop abstraits pour permettre la sympathie ou l’identification. Non content de déconcerter les lecteurs, Pim réussit même à refroidir les femmes les plus entreprenantes. S’amuser à identifier ces damoiselles à un filet mignon, c’est peut-être charmant, moins drôle cependant quand il s’agit de dépister la tranche grasse ou le cuisseau…
Le style, incisif et tranchant, laisse donc entrevoir un monde excessivement charnel mais qui manque cruellement de sensualité. En ce sens, le roman souligne la perversité de la vie : la viande, c’est la vie dans son état le plus « brut », mais cette vie, c’est aussi le cadavre frigorifié des bêtes qu’on égorge à la chaîne. Sorman dissèque la mécanique du capitalisme qui pousse la perversion jusqu’à se nourrir de la mort : or quel est ce système qui se nourrit d’un fratricide aussi cruel ? Au fur et à mesure que Pim s’enduit de viande, il découvre la terrible couardise de l’homme moderne qui livre une bataille inégale et sans mérite à ces animaux en les enchaînant à sa survie grasse et paresseuse (Une bête, c’est bébête, c’est donc fait pour l’abattoir, mais cachez moi cette viande que je ne saurais voir, moi le sang je ne supporte pas, etc.) Toutefois, le roman ne verse pas dans le sordide : le sujet est assez révoltant pour maintenir la réflexion sans pour autant écœurer le lecteur.
La critique surchauffée du libéralisme et le refus du cadre social débouchent sur le fantasme du retour à un état de nature. A la culture mécanique se substitue donc la glorification de la vie sauvage, des instincts libérateurs et authentiques. Après le choc de l’abattoir et la formation, Pim se retrouve à travailler dans une ferme, où il passe son temps à nommer les vaches et à établir un rapport plus personnalisé avec ces bêtes qu’il finit par libérer. Là, commence un trip qui risque de brusquer les âmes sensibles : Pim se lance à la chasse effrénée de cette vache qui finit dépecée en plein jour. On peut donc imaginer la difficulté du lecteur feutré et ventru du XXIème à voir un civilisé qui se lâche dans la nature, couteaux à la main, pour égorger la vache de son choix…
Comme une bête traite d’un sujet sciemment provocateur et qui met à mal notre relation au corps. Sorman soulève d’ailleurs les questions classiques de l’anthropologie philosophique avec précision et documentation. Pourtant, Comme une bête est difficile à avaler, et semble davantage construit pour la critique, avec trop d’artifice pour susciter le plaisir.
Pamela Krause
Licence en Lettres modernes
Faculté des lettres et des sciences humaine
Département de Lettres françaises
Université Saint-Joseph, Beyrouth.
Thierry Beinstingel
Ils désertent
Fayard, 2012, 260 pages
QUI déserte ?
« Tout ce qui est produit par l’homme peut être détruit par l’homme »- Hannah Arendt
Les œuvres littéraires feraient-elles parties de ces productions humaines périssables ? Les mots couchés sur d’infinis pages, finiront-ils un jour par être effacés des mémoires, par déserter l’humanité? Thierry Beinstingel, auteur français de Retour aux mots sauvages, a été présélectionné pour le prix Goncourt 2012 avec son roman Ils désertent, neuvième livre en douze ans et septième chez Fayard.
A lire Beinstingel on pourrait opposer une réponse négative à ces grandes questions. En effet, cette littérature contemporaine semble totalement dévastée par l’héritage rimbaldien qui prend un soin particulier à laisser sa trace au fil des chapitres comme il a déjà marqué de son empreinte indélébile le fil des siècles. Toutefois, nous ne pouvons nous permettre d’évoquer le nom de Rimbaud sans citer celui de Hannah Arendt. Ces deux figures clés du poète et du penseur deviennent l’allégorie de la petite sportive et de l’ancêtre, l’étrange duo autour duquel se déploie l’intrigue.
Promise à un poste de directrice des ventes, la petite sportive se voit lancer un ultimatum : licencier l’ancêtre ou perdre sa position. Or l’ancêtre occupe parfaitement son poste depuis quarante ans, l’ancêtre est un excellent VRP-meilleur que l’homme aux semelles de vent peut-on dire- mais surtout l’ancêtre lui rappelle son père défunt, seul membre de la famille qui l’a soutenu dans ses études. Dans de telles conditions, quelle voie choisir ?
Faut-il se laisser engloutir par le géant verdâtre du capitalisme ou déserter ses ambitions de jeunesse au profit d’une vie moins brillante mais plus authentique ? Le lecteur se trouve entraîné dans des phrases saccadées par l’impact des mots tissés avec art les uns à la suite des autres afin de former la toile du roman. Nous finissons par nous attacher aux destinées parallèles de ces deux personnages, attendant impatiemment leur ultime rencontre.
Cependant, nous ne pouvons ignorer l’ombre qui plane aux premiers chapitres de lecture, prêtant à confusion entre les deux voix narratives. L’alternance brusque entre le « tu » et le « vous », déroute quelque peu le lecteur qui trouve des difficultés à s’adapter à cette gymnastique moderne de la double narration. Il faudrait patienter jusqu'à ce que le déclic se produise, et non « partir en goguette » dès les premières pages à l’instar de la femme de l’ancêtre qui l’a abandonnée. Il serait bien de s’attarder sur cette expression qui émerge pas mal de fois au cours de la narration, faisant écho à « coûter bonbon », autre expression qui obsède cette fois la petite sportive car sans cesse proférée par sa mère afin de qualifier ses études trop chères. Par conséquent, il nous faudrait souligner le soin particulier que prend Beinstingel à ériger ces deux vies miroirs en dépit de leur différence d’âge, toutes deux soumises à la machine tyrannique qu’est devenu le monde actuel de l’entreprise.
Ajoutons, qu’une fois notre lecture bien entamée, nous ne risquons pas trop de lâcher les personnages dans leur course folle au sein du désert parisien. Nous avons trop envie de connaître le verdict final, celui qu’adoptera un jour Beinstingel s’il lui était donné d’être un être de papier…
Myriam El Gharby
Master recherche en lettres françaises
Université Saint Joseph - Beyrouth
Vassilis Alexakis
L’enfant grec
Stock, 2012, 320 pages
"L’Enfant grec" de Vassilis Alexakis : un espace interculturel
La valeur d’une œuvre d’art se manifeste avant tout à travers l’analyse de son fond et de sa forme pour arriver à bien évaluer son contenu d’une manière objective. C’est pour cette raison qu’on doit mettre en perspective des critères à suivre et une stratégie à appliquer. En ce sens, la prise en compte du titre de l’ouvrage en question, du choix de son sujet, du côté interculturel et des prix obtenus par l’écrivain de la même œuvre, vient au fur et à mesure, pour renforcer notre choix.
Dès le début de l’œuvre, le fait de se souvenir s’y révèle très performante, l’auteur nous introduit dans un univers romanesque où il essaie de se remémorer des moments gravés dans sa mémoire. En fait, ce roman constitue l’histoire d’un homme provisoirement handicapé qui vit entre les souvenirs du jardin athénien de son enfance et ses promenades dans le jardin du Luxembourg à Paris, avec ses béquilles pendant le temps de sa convalescence. A cet égard, le lecteur se trouve devant un texte qui lui rappelle celui de Marcel Proust "Un amour de Swann" où la remémoration y apparaît clairement après l’établissement d’une relation amoureuse entre Swann et Odette. Il est évident que le récit d’Alexakis est raconté à la première personne. Le narrateur représentant cet homme, se montre nettement à travers le « je » qu’on confond parfois avec l’auteur. On constate qu’il voit tout et qu’il sait tout, au point que sa curiosité est illimitée. Ici, ce dernier ressemble au narrateur proustien. Toutes les personnes qu’il a rencontrées, ne parviennent pas à combler sa solitude qu'il conjure par l'évocation des lectures et des héros de son enfance. Il commence à décrire les lieux : le jardin du Luxembourg, l’hôtel, le quartier, le boulevard Raspail et même le trottoir : « j’aimerais garder un souvenir de ces jours un peu longs et un peu tristes. Je me vois en train de sortir de l’hôtel Perreyve avec mes béquilles. Je tourne à gauche, puis encore à gauche dans la rue de Fleurus et je me dirige tout doucement vers le jardin du Luxembourg […] ». (p. 9)
De plus, ce travail représente un bon mélange entre deux cultures, la culture française et grecque et aussi, entre deux espaces différents celui de l’enfance, situé dans le quartier de Callithéa à Athènes, et le jardin du Luxembourg à Paris. Cela s’inscrit dans le cadre de l’interculturalité puisque l’écrivain de cette œuvre est d'origine grecque. Ce mélange se manifeste clairement à travers l’intégration du mot grec dans le titre de l’œuvre d’expression française : « A Néa Philadelphia, dans la banlieue d’Athènes où mes parents ont déménagé quant j’avait quatorze ans, je voyais un unijambiste armé de tels bâtons. Je crois qu’ils portaient à leur sommet un coussinet.» (p. 11). En réalité, cet écrivain gréco-français a écrit la plupart de ses œuvres en français bien que sa langue maternelle soit le grec. A travers cette œuvre, on assiste à une certaine modernité tout en abordant la crise financière de la Grèce. On y remarque les cris de protestation des jeunes Athéniens réunis contre les mesures d'austérité imposées à leur pays. Tout cela nous amène à réfléchir que cette histoire a commencé en Grèce. En se demandant du contenu de ce roman, Vassilis nous répond d’une manière pittoresque que celui-ci représente un livre sur : « la vie et la mort, ai-je déclaré sur le ton onctueux d’un ecclésiastique, […]. sur la santé et la maladie […], le mouvement et l'immobilité, le geste et la parole […], le mensonge et la vérité, le rêve et la réalité, la mémoire et l'oubli, la richesse et la pauvreté, la naïveté et la ruse.» (p. 277)
Nous pensons que ce roman peut être adopté en classe de licence où on est capable de tirer parti de tous ses composants. On se sent parfois que le thème de ce roman est l’univers littéraire lui-même, car le lecteur se trouve devant des personnages connus d’autres œuvres romanesques, de Don Quichotte à Tarzan. En se basant sur cette perspective, l’enseignant en cours de FLE peut mettre en évidence la ressemblance entre les personnages du roman et ceux de la littérature. Cet ouvrage est émouvant avec ses personnages simples et son histoire qui se situe à la limite du réel et du rêve. Ce qui attire l’attention, c’est la variété de ses personnages et leur comparaison avec d’autres historiques, par exemple : un vieil homme à cheveux blancs qui ressemble à Jean Valjean. De même, on se rend compte qu’on s’y rencontre également : Cosette, Tarzan, Robinson, Cyrano, Rubempré et les trois mousquetaires, et qu’il y a mentionné plusieurs écrivains ainsi que leurs romans : « j’avais imaginé une galerie plus vaste, plus haute, plus sinistre, plus conforme en somme à la description de Hugo dans les misérables». (p. 307)
Par ailleurs, Alexakis a eu l’occasion de publier plusieurs travaux qui obtiennent des prix prestigieux, comme son œuvre intitulée : "Avant" qui a eu le Prix Albert-Camus en1993. De même, son roman intitulé "La Langue maternelle" a obtenu en 1995 le Prix Médicis. En plus, il est mis en avant au vingt-sixième Salon du livre de Paris/2006 dont le thème était la francophonie. Il est à signaler que le grand prix du roman de l'Académie française, qui ouvre la saison des prix littéraires, a été attribué en 2007 à cet écrivain pour son roman "Ap. J.-C.". En fin, la présence de "L'Enfant grec", son quatorzième roman, parmi les huit titres de la deuxième sélection de l’Académie Goncourt en 2012, lui donne des points supplémentaires pour être sélectionné par les membres du jury.
Omer Sabah
Etudiant en cycle II – Magistère
Département de français
Université de Mossoul, Irak
Patrick Deville
Peste et choléra
Seuil, 2012, 219 pages
Peste et choléra : sur les traces d’Alexandre Yersin
Peste et Choléra est un roman biographique ; il s’agit de la vie d’ Alexandre Yersin, savant, marin et explorateur. Patrick Deville suit le trajet de Yersin autour du monde pour raconter au moyen d’un style attirant sa biographie sous forme d’une aventure fascinante, scientifique et humaine, dans un roman.
« Il n'y a d'homme plus complet que celui qui a beaucoup voyagé, qui a changé vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie », dit Alphonse de Lamartine. Ce voyage, intérieur et extérieur, ce voyage multidimensionnel qui ne se soucie ni de lieu ni de temps forme l’obsession principale de Yersin qui dit : « Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger ». Pour lui, ces mots sont non seulement un principe, mais un mode de vie aussi. Dans ce roman, Deville nous fait voyager dans la vie pleine d’aventures de Yersin, le chercheur et l’homme. Il parle de ses études, de sa relation avec « la bande des pasteuriens », de ses voyages, de ses découvertes et insère surtout quelques passages écrits par Yersin lui-même. Ce dernier est une personne qui avait toujours le carré d’as, parce qu’il savait bien jouer ses cartes. Etant patient, libre et indépendant, il est arrivé à réaliser ses ambitions scientifiques.
Ce livre est une simple narration de la beauté de la vie d’un homme, d’un génie. Il est fascinant, captivant, original et surtout réel. Plein d’informations historiques, il montre le côté « humain » d’une biographie d’un homme de sciences et mentionne des découvertes scientifiques qui ont changé le monde. Cet humanisme paraît surtout quand Yersin parle de sa conception de la médecine à sa mère : « Tu me demandes si je prends goût à la pratique médicale. Oui et non. J'ai beaucoup de plaisir à soigner ceux qui viennent me demander conseil, mais je ne voudrais pas faire de la médecine un métier, c'est-à-dire que je ne pourrais jamais demander à un malade de me payer pour les soins que j’aurais pu lui donner. Je considère la médecine comme un sacerdoce, ainsi que le pastorat. Demander de l'argent pour soigner un malade, c'est un peu lui dire la bourse ou la vie » (p. 71). Combien nous avons besoin, dans notre temps actuel, dans notre vie matérielle, d’un Alexandre Yersin moderne, portant le flambeau de la médecine humaine ! Combien nous avons besoin d’un savant, d’un chercheur, travaillant dans l’anonymat, sacrifiant son repos et même sa vie au service de l’humanité souffrante !
Deville est un vrai artiste qui rend hommage aux grands hommes de science « pasteuriens », tel Alexandre Yersin, qui ont demeuré inconnus du grand public.
Deville a offert un prix pour la littérature et il mérite ce prix pour son livre.
Marjane ArbidEtudiante en traduction
Université islamique du Liban
Thierry Beinstingel
Ils désertent
Fayard, 2012, 260 pages
Ils désertent : « la liberté libre »
« On bosse toute une vie sans prendre garde aux mots, et après qu’ils partent, les mots, on s’en fiche, on ne travaille pas pour la postérité, d’autres prendront le relais, qu’ils désertent ! »
Ne pas prendre garde aux mots, ne pas prendre garde aux maux qui souillent le monde d’aujourd’hui ! Se vider, jour après jour, de son essence humaine, de sa conscience libre, de sa parole pour sacrifier au monde obnubilé par le travail, par la course au pouvoir, par l’argent.
Thierry Beinstingel a publié plusieurs romans mettant en scène l’univers du travail, la déshumanisation, le malaise graduel de toute une masse de travailleurs engagée dans l’engrenage froid des entreprises d’aujourd’hui.
Pourtant, il est clair que Thierry Beinstingel tente également, à travers des mots, de niveler les maux, il tente de dénicher, dans l’âpreté des jours gris ou blancs, le singulier dans l’uniformité banale. Sublimation, poétisation de « l’île déserte ». Que cette dernière représente l’individu dépersonnalisé dans son travail, ou qu’elle représente les quartiers fantômes d’une zone rurale où stagne une classe ouvrière, ou enfin qu’elle représente un îlot d’espoir (la librairie est bien nommée « île déserte ») où culture, littérature, poésie et amitié réchauffent l’être et l’éloignent de la solitude.
Ils désertent. Des chapitres courts. Deux personnages anonymes représentés par Vous et Tu. Vous c’est lui, « L’Ours » ou « L’Ancêtre » et Tu, c’est elle, « la fille » ou la « sportive ». Leurs points communs, la solitude et le monde de l’entreprise. En ont-ils d’autres ? Se rencontreront-ils ? Des milliers de kilomètres planent entre eux. Rimbaud et Hannah Arendt se dédoublent. Les relations de pouvoir. Désespoir et optimisme.
La narration surprend au début, elle passe du Vous au Tu. Le Vous désigne « l’ancêtre », proche de la soixantaine et qui est VRP (voyageur, représentant et placier) depuis quarante ans. Le Tu, représente la « jeune sportive », fière d’occuper un poste à responsabilité et dont le premier défi est de licencier « l’Ours » sans délais. Pourquoi ce choix de narration ? Ce Vous est universel, il habilite la mise en situation du personnage et dévoile progressivement comment la parole se forme en lui pour finir par se révéler, se dévoiler : l’introspection devient action grâce à la verbalisation des désirs profonds et grâce à Rimbaud et à Hannah Arendt. Ils permettent aux personnages principaux de ne pas devenir une ombre de plus dans ce monde moderne, mais plutôt de se libérer en se réconciliant avec leur vrai moi.
Et ce Tu ne s’adresse-t-il pas également au lecteur dans une sorte de fraternité qui se cherche ? Dans une tentative de briser les murs qui siègent de plus en plus nombreux, isolant par l’absence de la parole l’individu apeuré, isolé sur son « île déserte » ?
Des milliers de kilomètres, des lignes goudronnées, sombres et monotones tendues à l’infini, sont traversées dans une voiture, microcosme enfumé et dénué de chaleur humaine. Son conducteur, « L’Ours » a fait des milliers de kilomètres en quarante ans (« deux fois la distance Terre-Lune aller-retour »), il est le doyen de cette entreprise et fait le plus haut chiffre d’affaire parmi les employés.
« La fille » vit dans un appartement qui compte trois pièces. Il est neuf, elle vient de se l’offrir grâce à son nouveau poste en tant que chef de vente dans cette même entreprise qui vend des papiers peints et de l’immobilier. Et pourtant, il est vide, elle n’a pas fini de déballer ses cartons de déménagement. Vide comme sa vie, comme son cœur, comme ce non-sens de licencier « L’Ours ».
Cette entreprise, qui veut offrir le rêve, l’escapade pour empêcher le vide, la désertion ne crée-t-elle pas la vanité du vide? Elle veut l’offrir aux consommateurs au niveau du décor, ce décor insipide qui rappelle le Kitsch.
Un roman moderne aux couleurs fades et froides. Couleurs de l’humanité prise dans la spirale mécanique des entreprises. Couleurs des consciences fermées et solitaires. Mais aussi couleurs des papiers peints que « l’Ours » comme le surnomment ses collègues, vend en essayant de mettre un peu de nuances vives aux murs délabrés ou vides. Non seulement, il tente d’apporter de la lumière, de la vie aux petits commerces perdus dans de vastes zones commerciales, mais il use également du pouvoir de la parole, de la culture, de la poésie qui permet de créer un paravent protecteur contre la peur du vide, de la mort. Son inspirateur, son mentor, son « ancêtre » à lui, c’est Rimbaud.
Soliloques de consciences accablées, Ils désertent offre la possibilité d’un sauvetage, d’un regain d’humanité, de « liberté libre » comme dirait Rimbaud, et l’espoir de pouvoir dire non à ce monde moderne stérile et passif déjà ancien et dont les hommes sont las.
Laurence AZAR,
Université Libanaise,
Faculté des Lettres et des Sciences humaines (Master)
Linda Lê
Lame de fond
Bourgois, 2012, 276 pages
Lame de fond ou les aveux de la mort
«La littérature c'est avant tout faire parler les morts » affirme Linda Le dans un entretien avec Alain Veinstein (Du jour au lendemain, 25-9-2012). Cette conception est en fait à l'origine de l'imprégnation de ses œuvres précédentes par le thème de la mort et de l'absence. Que ce soit dans In memoriam, dans Lettre mortou même dans A l'enfant que je n'ai pas eu, il y a toujours une figure récurrente d'une mort qui, loin de museler le vacarme de la vie, libère la parole de l'être et l'incite à confesser les vérités les plus acerbes et les sentiments les plus profonds.
C'est dans cette continuité là que s'inscrit Lame de fond, la nouvelle parution de l'auteur, déjà en lice pour le prix Goncourt. Faire soliloquer un mort du fond de son cercueil, décidément l'imagination de Linda Le est sans bornes. La narration s'amorce par une voix d'outre-tombe, celle de Van qu'on a enterré dans le cimetière de Bobigny. Il est un des immigrés vietnamiens qui s'est expatrié suite aux bouleversements politiques qui ont ravagé le pays. Dans un monologue intérieur, le défunt retrace le parcours de sa vie. Avec nostalgie, il raconte les souvenirs d'une enfance marquée par l'absence d'un père que la cause de la nation a éclipsé du sein de la famille. Fougueusement , il évoque ses penchants littéraires et son métier de correcteur dans des maisons d'éditions en France. Et puis il analyse lucidement son mariage avec la Bretonne Lou et ses rapports paternels avec la rebelle Laure , sa fille unique. Enfin, il s'exalte à évoquer Ulma, la lame de fond qui a déferlé pour racler le fond de l'existence de Van. Au monologue introspectif de ce dernier s'ajoute celui des trois femmes qui ont évolué dans sa galaxie. Histoire d'alléger leur conscience, elles refont le bilan de leur vie avec Van. Du cœur de la nuit, passant par l'aube et le midi, arrivant à l'aube, la vie de ce quatuor est radiographiée. La romancière leur distribue égalitairement la parole. Tour à tour, Van, Lou, Laure et Ulma défendent leurs pensées et parlent de leurs penchants. Ils racontent leurs moments, les plus ordinaires et les plus cruciaux. Au passage, ils crient leurs blessures et leurs failles. Bref, c'est l'âme de fond qui est mise à nu suite au meurtre qui a fauché la vie de Van.
Dans le journal intime de ces quatre protagonistes, défilent en filigrane les questions sociales les plus ancrées dans la vie contemporaine. Comment la vie en couple se transforme au fil des ans en cohabitation épineuse. Quelles sont les répercussions de l'absence du père sur la psyché de l'enfant. L'incompréhension et l'incommunicabilité entre l'adolescent et ses parents sont-elles le signe d'un fossé culturel qui sépare les générations ? Est- il possible de combler le déficit d'identité engendré par le déracinement ?
Ce roman démythifie la figure de l'immigré qui peut se défaire de tous les liens qui l'unissent à sa patrie. Van a beau rayer de sa mémoire le Vietnam et a beau déclarer que«ses livres de chevet ne sentaient pas le terroir» car «ils étaient écrits par des génies qui ne se faisaient pas gloire d'appartenir à telle ou telle nation», finalement ses racines l'ont rattrapé. Ainsi avoue-t-il à la fin de son monologue qu'il n'est «qu'un damné toujours perdu entre l'orient et l'occident ».
Le personnage de Van ne serait-il pas en quelque sorte une réflexion de la personne de Linda Lê ? Tout comme Van, la romancière a goûté l'exil et a vécu douloureusement l'absence du père. Dans ce roman, une fois de plus, les vieux démons qui hantent l'âme de Linda Lê refont surface : Le plus rageant, quand on est mort, c'est de s'apercevoir qu'on ne peut rien rattraper. A travers cette réflexion philosophique proférée lucidement par Van, les propres angoisses de la romancière face aux affres de la mort transparaissent. En fait, en immigrant en France en compagnie de sa mère, Linda le a dû abandonner dans sa patrie son père qu'elle n'avait revu qu'après sa mort, lors de ses funérailles. Cet épisode de sa vie a crée chez elle une culpabilité rongeuse et l'a plongée par la suite dans une dépression. La planche de salut fut l'écriture. Ainsi la littérature s'est révélée être le remède capable d'apaiser les blessures et de vaincre les angoisses. Ecrire pour vivre : l'ultime message que porte le roman Lame de fond.
Roman social, psychologique et philosophique, Lame de fondest aussi un roman littéraire par excellence. Les pages vibrantes du roman témoignent d'un art d'écriture subtil que la romancière déploie : au style palpitant et fluide de sa narration s'ajoute une écriture riche en vocabulaire précieux épuré, précis et singulier.
Lame de fond, un chef d'œuvre captivant à ne pas rater !!!
Fatmé Ezzedine
Master 2
Université Libanaise
Section 3
Tripoli- LIBAN
Vassilis Alexakis
L’enfant grec
Stock, 2012, 316 pages
L’enfant grec, de Vassilis Alexakis
Réalité ou fiction ?
Fils du comédien grec Yanis Alexakis, Vassilis Alexakis s’installe à Paris en 1968, mais ne cesse de partager sa vie entre la France et son pays d’origine, la Grèce. Écrivain prolifique, il puise ses ouvrages dans les deux cultures et exploite les deux langues pour écrire des récits teintés d'humour noir, mêlant autobiographie, histoire universelle, récit fantastique et roman policier. Journaliste, romancier, cinéaste et dessinateur, il est l'auteur de plus d'une quinzaine d'ouvrages, dont notamment Le Sandwich, La Tête du chat, Contrôle d'identité, Paris-Athènes, La Langue maternelle et Les Mots étrangers.
Son roman le plus récent, L’enfant grec, se démarque de l’ordinaire et fonde une nouvelle ère d’écriture. La bipolarité des sujets abordés, façonnés à la manière baudelairienne, embarque le lecteur dans l’histoire de l’Homme, partagé entre « la vie et la mort, la santé et la maladie, le mouvement et l’immobilité, le geste et la parole, le mensonge et la vérité, le rêve et la réalité, la mémoire et l’oubli, la richesse et la pauvreté et finalement la naïveté et la ruse ».
Ainsi, la vie et toutes ses vicissitudes se présentent dans ce roman, riche par ses allusions, remarquable par sa diversité, et subtil par la perspicacité de ses propos.
« Il n’y a pas de vraie frontière », expression qui, quoiqu’elle close le présent roman, fraye le chemin irrévocable, menant à « la liberté guidant le peuple ».
L’enfant grec du XIXe siècle (poème paru dans Les Orientales de Victor Hugo) qui, voulant user « d’une balle et de la poudre » pour se libérer, revient au XXIe siècle, portant une plume et une « feuille blanche », la seule qui puisse être, selon Vassilis Alexakis, une émanation de soi, voire un synonyme de vérité.
Alexakis, dans un style naturel et souple, où la phrase, dépourvue de toute fioriture, glisse gracieusement, se veut le critique de la littérature des époques précédentes, dont l’héritage, se résume, à ses yeux, à des « mensonges » légués par les héros des « Classiques illustrés » qui ne nous ont offert de la réalité qu’une vision partielle, partiale et erronée, jugeant que la vraie littérature est celle d’actualité, capable d’endosser la misère de tout peuple.
Mené à la première personne, le récit présente un narrateur écrivain qui évoque son premier roman Le Sandwich, roman de Vassilis Alexakis lui-même et s’ouvre sur le « souvenir des jours un peu longs et un peu tristes » d’un personnage qui, s’appuyant sur ses béquilles, entame sa promenade dans le jardin du Luxembourg, lieu romanesque sans conteste, dans le seul désir de compenser son infirmité précaire. En promeneur solitaire, à la manière rousseauiste, il scrute le lieu qui lui assure la reviviscence des souvenirs de son enfance au jardin de Callithéa. Dès lors, un incessant va-et-vient entre les deux jardins s’inaugure, peuplant le monde du personnage par les héros de son enfance, Robin des bois, Tarzan, Long John Silver…qui l’accompagnent tout au long du roman.
La grandeur de ce roman s’impose de par sa situation à la croisée des époques, des langues et des genres. De l’autofiction à l’historique, du social au pamphlétaire, les pistes se brouillent, et la narration se fait l’écho des cris du peuple Grec clamant la liberté (1941-1944). De là, une triade s’instaure : auteur, narrateur et personnage forment une seule entité oscillant dans un double-lieu, réel et fictif, qui élabore la portée connotative du roman. Cette binarité incite le personnage à opérer un voyage initiatique et interminable dans l’espace et dans le temps et esquisse la quête d’une « identité », mot clé du roman, qui s’effectue à travers une descente aux enfers, dans les catacombes de Paris ou encore dans le Voreux de Zola, là où réalité et vérité se voient-paradoxalement- plus claires, où le dépaysement total et le dépassement des frontières mènent vers un nouveau monde, un monde où le manque de communication est aboli, suppléé par la voix des ancêtres. Elle s’exécute encore par un retour aux mythes fondateurs, où le personnage, oscillant entre le jardin de Callithéa, lieu de l’enfance/innocence et celui du Luxembourg, lieu de la déambulation ou de l’errance, rencontre les misérables d’Hugo, victimes de la corruption des dirigeants d’État, mise à jour par la Une accablante d’un journal grec : « Le sort de la Grèce entre les mains de l’Allemagne et Athènes en régime de souveraineté limitée ».
Le jardin pluridimensionnel du Luxembourg s’avère l’emblème du Grand Théâtre de Guignol, où les êtres humains deviennent des poupées condamnées au silence, manipulées par un fil devenu sous la plume d’Alexakis, la seule feuille d’automne persistante, offerte à la statue de bronze placée sur un banc au milieu du jardin du Luxembourg, allégorie de la Mort qui vient tout ravager.
Cette feuille d’automne résistante est le fil de soie qui sépare la réalité de la fiction.
Ninette Harfouche
Département de Langue et de Littérature Françaises-Master II
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Université Libanaise
Mathias Enard,
Rue des voleurs,
Actes Sud, 2012, 256 pages
L’errance canine de Lakhdar,
L’identité ou la simplicité composée
«Les hommes sont des chiens, ils se frottent les uns aux autres dans la misère, il se roulent dans la crasse sans pouvoir en sortir, se lèchent le poil et le sexe à longueur de journée, allongés dans la poussière prêts à tout pour le bout de barbaque ou l’os pourri qu’on voudra bien leur lancer, et moi tout comme eux, je suis un être humain, donc un détritus vicieux esclave de ses instincts, un chien, un chien qui mord quand il a peur et cherche les caresses.»Aussitôt, le lecteur est plongé au plus profond de la pensée de Lakhdar. Vivant sous l’emprise d’une société rigoriste, ce jeune tangérois, musulman, âgé de dix-huit ans, aspire à la liberté et à l’épanouissement. L’histoire commence à Tanger où, Lakhdar est expulsé de sa famille, banni de son quartier par un père très pieux. Il se retrouve dans la rue, après être surpris nu avec sa cousine Meryem. Commence alors une longue errance sous le signe de la galère. Perdu , il se décrit comme « chien parmi les chiens ». La douceur maternelle lui manque mais le retour en arrière est impossible et c’est dans le cocon chaud des livres et de la littérature qu’il se réfugie.
Il est finalement recueilli par une organisation islamiste obscure chargée de la diffusion de la pensée coranique. Et c’est à la mosquée de cette organisation qu’il trouve un toit et un métier celui de libraire. Passionné de polars et de série noire, il lit la nuit et vend des livres religieux le jour. Dans ce monde de croyants, il croise souvent des islamistes dont Bassam son ami d’enfance. Jeune homme à esprit simple, Bassam se laisse entrainer par la violence du fanatisme et de l’intégrisme religieux sous le leadership du cheik Noureddine : un homme manipulateur et puissant que Lakhdar soupçonne d’avoir perpétré les attentats de Casablanca. Très vite, il aperçoit que la mosquée est le quartier général de ce groupuscule fanatique, une cellule d’opération pour des attentats terroristes. Même si la prière à la mosquée l’apaise, Lakhdar, choqué, décampe. Il rêve d’une vie paisible loin de tout ce tumulte effrayant.
Grâce à son apprentissage de la langue dans les romans policiers français des années soixante-dix, Lakhdar numérise, pour une société française, dans la zone franche, les fiches de millions de Poilus morts pour la France pendant la première guerre mondiale. Un travail dur qui ne l’empêche pas d’alimenter et de renforcer sa relation épistolaire avec Judith. Alors qu’elle était de passage à Tanger, cette jeune espagnole, étudiante passionnée de littérature arabe, a très vite séduit Lakhdar.
Les deux jeunes gens se sont rencontrés, au hasard, dans un café. Une belle relation se tisse alors entre eux. Cette rencontre va l’orienter vers Barcelone et Judith sera celle qui incarnera le rêve de l’amour et la promesse d’une vie meilleure libre et tranquille. Tel un phare, la jeune femme guidera notre héros complexe dans ces moments les plus sombres et ce jusqu’à la fin de l’histoire.
Comme beaucoup de jeunes maghrébins de son âge, Lakhdar étouffe dans la gangue qui enserre son existence, il souffre comme beaucoup de ses citoyens de ce mal-être qui l’empoisonne. Il rêve d’exil et d’amour. Le destin le guide vers le port où il trouve un emploi au bord d’un Ferry, une sorte de navette qui traverse chaque jour l’entre-deux-mondes : le détroit de Gibraltar. Et un jour notre jeune héros est bloqué au port d’Algésiras par la crise économique. Il est en Espagne, mais de l’autre côté de l’Europe, juste avant la barrière infranchissable des douanes. Impossible de rentrer, de perdre plusieurs mois de salaire et de détruire son double rêve celui de retrouver Judith et de voir Barcelone.
Le cheminement de notre héros-narrateur sera jalonné de morts : entre les attentats perpétrés par son ami qui laissent des victimes innocentes, les centaines de poilus morts dont les fiches passaient entre ses mains jusqu’au décès de sa cousine, la liste ne cessera de grossir. En effet, il apprend que Meryem est morte dans une clinique de fortune dans un village éloigné alors qu’elle tentait d’avorter, ayant perdu tout espoir de retrouver son cousin. Ainsi, le cauchemar qui le hantait depuis des mois venait de s’expliquer : un cauchemar de sang et de morts.
Au cours de cette quête initiatique, regarder en arrière n’est plus possible. Lakhdar n’a aucune chance de modifier son passé, de se rattraper, il se retrouve dans une ligne de mire semé d’embûches qui le projette en avant et lui, tel Candide, tout naïf, se laisse mener par le destin qui ne le ménage pas de sa noirceur.
Grâce à un espagnol, il quitte le Ferry et obtient un visa pour cette terre catalane dont il rêvait et trouve un emploi au service d’un croque-mort à Algésiras, chez un certain senior Cruz, ramasseur de cadavres d’émigrants échoués sur les plages espagnoles. Il découvre un monde d’injustice, celui des émigrants qui tentent le tout pour le tout pour toucher le sol européen dans l’espoir d’une vie digne. Là, ils sont confrontés au mirage de l’exil comme va très vite l’être Lakhdar. Notre héros, dont le patronyme paradoxalement signifie le vert ou la prospérité, baigne dans l’horreur. Le destin et son lot de malheur le poursuivent sans cesse. Durant plusieurs semaines, la mer rejettera des infortunés venant de l’autre rive. Epuisé, horrifié par ce travail, il fuit de nouveau après avoir vu le senior Cruz se suicider en s’empoisonnant devant ses yeux. Alors que l’univers de violence et de mort l’entoure et le rattrape, Judith s’éloigne un peu de lui. Elle est sous l’emprise d’une dépression puis elle tombe gravement malade : elle est atteinte d’un cancer. Malgré tout elle ne cessera de l’aider. Cette jeune femme est à l’image de l’Europe fatiguée, désespérante et désespérée.
Il trouve finalement asile à la rue des voleurs dans la capitale catalane et là il continue à croiser toutes les misères du monde. C’est une rue qui n’est pas sans nous rappeler la cour des miracles de Notre Dame de Paris où tous les rejetés se réchauffent à la chaleur de la misère qui les regroupe. On y croise tous les infortunés de la cité : les personnes en situation irrégulière, des mendiants, des islamistes, des prostitués, des voleurs….
Bassam et le cheik Noureddine regagnent l’Espagne au grand étonnement de Lakhdar. Bassam s’installe avec ce dernier mais il s’enferme dans un mutisme effrayant, son esprit est ailleurs. Lakhdar est conscient que son ami de toujours est habité par une haine sans pareille. A-t-il suivi un entraînement au Pakistan, en Afghanistan ou ailleurs ? Le narrateur évoque l’assassinat de Ben Laden, le mouvement espagnol des Indignés et des Okupas, la crise économique espagnole, les attentats islamistes, la misère tangéroise et barcelonaise, la tuerie de Toulouse, les élections présidentielles françaises… le monde semble à la dérive et la révolte apparait comme le fruit du désespoir.
Ce qui est sûr c’est que Bassam en veut au monde occidental et pourtant c’est lui qui planifiait avec joie de s’y installer un jour ; il rejette même ses rêves, son passé, son enfance. Plus les jours passaient, plus Lakhdar est persuadé que Bassam est responsable de l’attentat de Casablanca et prépare un coup en Espagne. Bassam serait là à attendre juste un signal du cheik. Quelques semaines plus tard, Lakhdar va vers son frère et l’achève. Son geste est un refus, refus de voir le monde se détruire. Le regard de Bassam semblait calme. Est-ce de la reconnaissance ? La fin du roman est inattendue, poignante…
Des siècles après Ibn Batouta, Lakhdar traverse un univers de douleur, de bouillonnement, d’incertitude où la solution serait non seulement dans la révolte mais dans le sacrifice pour la révolte. C ’est alors qu’il s’immole sur l’autel de la vie, il s’offre pour la multitude.
Pris dans la tourmente des révoltes et des changements, en plein printemps arabe, Mathias Enard écrit ce récit terrible et magnifique ponctué de références à la littérature arabe ainsi que de phrases en arabe, dans lesquelles sont convoqués, parmi d'autres, Casanova, Najib Mahfouz et Nizard Kabani. Derrière une écriture qui se veut simple et concise, un roman unifié, apparaît également une véritable remise en question du rôle de la littérature puisque c’est en elle que se réfugie notre héros.
Bien que cette odyssée soit ancrée dans le présent, dans l’actualité arabe et européenne, Enard ne porte aucun jugement sur aucun des évènements qu’il relate. Il s’arrête le temps d’un roman et tente juste de comprendre par le biais de son personnage les méandres de la pensée humaine face au bouillonnement d’une région en mutation. L’espace qu’il choisit est celui de Tanger, d’Algésiras, de Barcelone… des villes multiculturelles, où l’on parle plusieurs langues, des villes touristiques, cosmopolites où différents peuples se croisent. Il s’agit donc d’un espace multiple reflet de l’intériorité de notre héros, reflet de son identité composite. Il n’est pas seulement tangérois mais il est aussi imprégné de la culture occidentale et des valeurs qu’elle véhicule grâce à ses lectures. Il est musulman, arabe, maghrébin... Il connait l’arabe, le français, l’espagnol…Il a vibré au rythme des différentes villes dans lesquelles il a échoué et séjourné au hasard de son errance. Toutes les expériences qu’il a vécues l’ont transformé, ont modifié son identité. Une identité formée de différentes composantes qu’il assume en disant :« Je suis ce que j’ai lu, je suis ce que j’ai vu, j’ai en moi autant d’arabe que d’espagnol et de français, je me suis multiplié dans ces miroirs jusqu’à me perdre ou me construire, image fragile, image en mouvement. » (p.236), mais image authentique, pouvons-nous ajouter, du citoyen d’aujourd’hui, image à défendre et qui s’oppose à celle de Bassam, son double négatif, qui affiche, quant à lui, une identité étriquée. Lakhdar nous interpelle qu’on vive en Orient ou en Occident. Rue des voleurs serait donc une invitation à dresser des ponts et non à construire des forteresses sacrées de marbre. Dans Rue des voleurs,Enard scande haut et fort l’importance de l’identité composée comme une réponse à tous les questionnements de notre monde actuel, du choc des cultures, aux crises frontalières, économiques ou autres.
Ainsi pouvons-nous dire que le livre est un monument érigé non seulement à la mémoire de ceux qui ne sont plus et ne seront plus, ceux qui ont échoués sur les rives de la Méditerranée et ceux qui tombent sur les places des grandes villes au nom de la liberté, au nom de la dignité humaine ; mais aussi c’est un hommage à la littérature, à travers l’histoire de Lakhdar et de son identité, lui qui se trouve pris en tenaille entre deux mondes.
A travers le livre s’accomplit le processus alchimique par lequel le héros est transfiguré, élevé au-delà de sa condition de mortel. Il devient l’archétype d’un humanisme arabe mais aussi d’un modèle nouveau du citoyen du monde. Rue des voleurs apparait comme un hymne romanesque au pouvoir de la lecture que partagent personnage, auteur et lecteur, tous trois réunis le temps d’un livre et trouvent quelque part un apaisement dans les mots. Et Lakhdar de dire : « J’étais conscient que c’étaient les livres qui m’avaient obtenu les meilleures situations que j’ai jamais eues (…) ; je sentais confusément qu’ils me donnaient une supériorité douloureuse sur mes compagnons d’infortune, clandestins comme moi – sans parler d’un loisir presque gratuit. » (p200) Il ira plus loin encore et dira : «Dans ma bibliothèque, où la fureur du monde est assourdie par les murs, j’observe la série de cataclysmes comme qui, dans un abri réputé sûr, sent le plancher vibrer, les parois trembler et se demande bien combien de temps encore il va pouvoir conserver sa vie : dehors tout semble n’être qu’obscurité.»
En définitive, nous ne pouvons que saluer la sensibilité poétique et le talent romanesque d’Enard qui ont été justement de consigner par écrit cette expérience douloureuse de la vie dans un monde qui s’embrase et de rendre possible, au-delà du redoutable malheur de tout perdre, l’espoir d’un lendemain plus radieux.
Myriam Farhat
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Master II
Université Libanaise
Mathias Enard,
Rue des voleurs,
Actes Sud, 2012, 256 pages
La victime est le bourreau
Rue des voleurs, vraie rue de Barcelone, donne son nom à l’œuvre de Mathias Énard, écrivain et traducteur français établi à Barcelone depuis l’an 2000. L’auteur est concerné par les mutations qui affectent le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Le prénom du personnage principal « Lakhdar » se réfère au Printemps Arabe mais le vert est également la couleur de l’Islam. Ce jeune séduit par sa cousine Meryem est chassé de la maison parentale.
Par l’intermédiaire de son ami Bassam, il fréquente un groupe d’extrémistes dont le chef est cheikh Noureddine. Plus tard, à Tanger, il fait la connaissance d’une étudiante espagnole, Judith ; leur rencontre va catalyser la progression du récit.
A travers une description précise, évocatrice, nous voyageons avec le héros d’Énard dans les banlieues du Maroc, de Barcelone. La culture générale d’Énard se révèle dans les titres et les passages de différents romans évoqués dans son texte, par l’emploi de certaines phrases arabes et de versets coraniques. L’auteur enseigne la littérature arabe à Barcelone. En outre, son œuvre est très ancrée dans la réalité contemporaine : Printemps arabe, révoltes indignées en Espagne, élections présidentielles françaises...
Il cite tous ces événements pour affirmer que l’homme ne peut pas être impassible vis-à-vis de ce qui se passe de l’autre côté du monde ; par contre, il est impressionné par tout ce qui l’entoure : la preuve en est la révolution tunisienne qui a été le déclencheur de toutes les autres. L’écrivain insiste sur ce lien universel, ce lien qui relie le passé à l’avenir, qui pousse Lakhdar à faire des comparaisons entre son voyage et celui d’Ibn Batouta, comme si l’histoire se répétait mais avec une nouvelle version, de nouveaux personnages.
Les deux premières parties du roman ne peuvent pas nous laisser indifférents : nous pensons à Meryem, la jeune fille décédée à la suite d’une hémorragie causée par l’avortement de son bébé dans le Rif, sa faute est sa relation sexuelle avec Lakhdar, une relation sans mariage donc interdite au Maroc ; à son tour, Lakhdar est perdu, sa vie devient de plus en plus difficile, lui aussi a fauté, il n’a pas le droit d’aimer et de s’aimer, de là Enard fait appel à notre humanisme, il nous pousse à agir, à nous révolter contre les coutumes et les traditions, à ne penser qu’à l’être humain et qu’à lui seul, il touche nos sentiments, nos émotions, même parfois il fait couler nos larmes.
Lakhdar n’est pas mort mais le plus dangereux c’est la mort de son âme. Son travail avec Cruz « ramasseur de cadavres » l’oblige à vivre parmi les dépouilles, il le rend « helplessly », sa passion pour la lecture, son amour pour Judith n’ont pas pu empêcher l’inévitable. Dans la troisième partie, le lecteur est choqué, la fin est inattendue : par une écriture sublime, un style cursif et maîtrisé, le lecteur est emmené à cette fin car l’objectif de l’auteur est de montrer que l’homme peut créer son propre destin or la société et l’ancienne mentalité l’en empêchent. L’écrivain est réaliste, il a voulu cette fin, pour motiver le monde à agir et réagir. Dans ses « audaces formelles », Enard pousse un cri, son message est de faire entendre les voix de ceux qui ont perdu leur voix, il veut dire que de l’autre côté du monde, des gens vivent dans la misère, dans l’ignorance, dans les blessures du passé, il nous invite à nous débarrasser de la répression, du fanatisme religieux qui nous éloignent les uns des autres « que ce soit la déréliction ou la violence qu’importe, Bassam, tournoyait, rongé par une lèpre de l’âme, une maladie de la désespérance ». Lakhdar, le musulman, l’Arabe, a aimé Judith, l’Espagnole, l’Européenne, leur histoire peut être un point de départ pour se changer et changer les mentalités.
Enard nous invite à remettre en question l’homme, il doit devenir le maître de son destin, il ne peut pas rester dans les ténèbres de son passé, de sa société et de ses mœurs. Le but d’Enard est l’homme et rien que lui, il remue notre « moi » ; l’expérience sensible de Lakhdar montre que les adolescents et surtout les arabes parmi eux souffrent : «J’étais plein d’une énergie surhumaine, d’une colère, d’une puissance inouïe ».
Enard nous fait penser à nos frères en humanité et à leurs droits de vivre en liberté et en sécurité. Ce roman est un cri pour protéger l’avenir de nos enfants, de nos adolescents, afin qu’ils ne soient la victime de l’extrémisme et le bourreau de leur propre société. En bref « Ce qui charme dans Rue des voleurs, c’est sa langue et sa verve, son sens du récit et ses références à la littérature et à la poésie. Enard est un fabuleux conteur ».
Rania KHOURY
Université libanaise
Faculté des Lettres
Section 2, Fanar
Joy Sorman,
Comme une bête,
Gallimard, 2012, 176 pages
Je t'aime tant que je te mange
Plat célèbre, fréquemment servi dans le monde entier. Mais en mangeant, vous vient-il à l'esprit que cette pièce de steak était un jour un être vivant, un être ayant des sentiments, des souvenirs et des droits?
Jérôme Ferrari est un écrivain et traducteur français né en 1968 à Paris.
Jérôme Ferrari est un écrivain et traducteur français né en 1968 à Paris.
Le roman discute une idée philosophique et métaphysique qui est la manière dont les mondes naissent, croissent et meurent. "Mais nous savons ceci : pour qu’un monde nouveau surgisse, il faut d’abord que meure un monde ancien. Et nous savons aussi que l’intervalle qui les sépare peut être infiniment court ou au contraire si long que les hommes doivent apprendre pendant des dizaines d’années à vivre dans la désolation pour découvrir immanquablement qu’ils en sont incapables et qu’au bout du compte, ils n’ont pas vécu."
Écrivaine française, née en 1973, Joy Sorman m'y a fait penser. Son premier roman, Boys Boys Boys, signé en 2005, est un manifeste pour une féminité virile. Ensuite elle a publié huit romans, dont le dernier, Comme une bête, fait appel à la vie simple et primitive
Tout au long de 165 pages, l'auteur nous fait entrer dans les coulisses d'un des métiers les plus anciens de l'histoire : la boucherie. Ce métier est l'outil que l'auteur a utilisé habilement pour nous présenter ses idées. Le choix même du titre est intéressant car selon le dictionnaire, "comme une bête" est une locution signifiant "avec acharnement/intensité" et c'est précisément ça le nœud, ce qu'on a perdu dans notre vie moderne rapide et robotique.
Le roman tourne autour d'un seul personnage nommé Pim dont il nous raconte la vie et l'évolution de l'adolescence à l'âge adulte. Pim est un jeune Français. Voulant devenir boucher, il accède à un centre de formation de boucherie à Ploufragan. Il aime beaucoup ce métier et le considère comme un art. Il sait tout de la viande et des bêtes.
Les jours se succèdent, il a sa propre boucherie et s'attache de plus en plus aux animaux, surtout aux vaches.
A la fin du roman, Pim, qui aspire à la vie primitive, libère les animaux de l'étable où vit la vache ''Culotte ''.
Dans l'esprit des gens, un boucher est un homme dur qui a toujours les mains dans le sang, alors que Pim est sensible, passionné, doux et obsédé par les bêtes.
L'auteure a négligé le temps et s'est lancée dans le récit d'une histoire d'amour et de ressemblance entre bête et homme. Malgré son souci des détails et l'insertion de beaucoup de termes spécifiques à la boucherie, le style du livre paraît très concret, fluide, émotionnel et vivant.
Le roman s'appuie principalement sur la description, mais Sorman a évité la monotonie par la narration de deux histoires : celle du cochon tueur et celle des cannibales brésiliens. Egalement par la variation du rythme : l'auteure ralentit le rythme dans certaines scènes, l'accélère dans d'autres, et le discours varie entre direct et indirect.
Très courageuse, Sorman a choisi de nous livrer des sentiments humains sublimes à travers des images violentes et sanglantes. Le lecteur n'est ni horrifié ni dégoûté mais plongé dans un univers inconnu de la plupart, malgré son importance.
Dans une perspective philosophique, ce livre discute l'idée de la bête qui existe à l'intérieur de chacun, c'est elle l'héroïne de tout ce qui concerne l'instinct. Toujours hanté par la bête, Pim traite les filles comme la chair des bêtes : soigneusement et avec douceur. Elles y trouvent un certain plaisir, mêlé de peur.
Le paradoxe est fortement lié à la réalité, il nous révèle des secrets de la nature humaine, et voilà le paradoxe : «Nous aimons les animaux et aussi nous les mangeons ». Peut-être l'idée paraît-elle un peu choquante surtout pour les végétariens, mais Sorman nous a présenté des justifications que je trouve raisonnables :
« Ce sont les lois de la nature… si on ne tue pas les animaux qu'on élève afin de les manger, d'autres plus féroces et plus barbares s'en chargeront. Les bêtes sont destinées à être dévorées. »
Le livre nous fait réaliser le rôle des bêtes dans la vie et on doit bien distinguer entre leur rôle et notre amour pour elles.
Il n'y a pas de contradiction à admettre la beauté d'une petite vache qui a de beaux et grands yeux avec de longs cils magiques, et aussi la beauté d'un steak délicieux avec des légumes colorés dans un plat blanc comme si c'était une peinture.
En outre, si on observe minutieusement la vie sur terre, on va trouver que tout être vivant joue un rôle servant la vie humaine pour la rendre plus simple : des êtres qu'on mange, d'autres qui nous portent et des êtres qui en avalent d'autres pour conserver l'écosystème.
Imaginez qu'on soit tous devenus végétariens, sans doute on va réduire la souffrance des animaux, mais on va augmenter la souffrance des plantes, et de plus, ça peut avoir des conséquences écologiques et sanitaires très dangereuses.
Chaque fois que j'ai lu le livre, j'ai eu des idées différentes. Très profond, Le roman ne discute pas seulement la relation homme et bête, mais la relation de l'homme avec lui-même et l'autre en général.
L'épigraphe révèle la profondeur et le charme du roman :
« Le moyen le plus simple d'identifier autrui à soi-même, c'est encore de le manger. » Cette phrase est signée Claude Lévi-Strauss, tirée de son article « Nous sommes tous des cannibales » publié dans La Repubblica, 10 octobre 1993.
A la suite de la découverte de l'Amérique, le monde a connu des histoires innombrables de cannibalisme, ce phénomène, qui paraît horrible et farouche, a d'autres dimensions. On voit avec Pim, dans son livre, l'histoire des cannibales brésiliens.
D'après ces tribus, "consommer, c'est respecter". Ils mangent leurs défunts aimés pour s'identifier à eux, pour conserver une partie de leurs souvenirs, leur mémoire et leurs chairs dans leurs corps. Autrement dit, ils veulent être la sépulture de leurs défunts : « tout ce que nous avalons nous constitue et nous transforme, nous sommes tous les morts assimilés, nous sommes mélangés, il y a du monde à l'intérieur ». Ce qui revient à dire que ces peuples ont des valeurs humaines et des idées mais différentes des nôtres. Bref, je vous invite à réfléchir à la signification du verbe « manger » dans le roman.
Effectivement, l'idée du corps consommable est très ancienne. Le cas le plus célèbre est celui du bébé qui consomme le corps de sa mère. Donc, à l'intérieur de l'homme, il y a vraiment une bête, mais comment vous voyez et traitez cette bête, c'est ça la question.
En somme, ce livre incarne le charme choquant. Et pour bien le sentir, cherchez derrière ces images sanglantes, vous trouvez des valeurs humaines très douces. Certainement que, après la lecture de ce livre, vous ne regarderez plus un steak comme avant. Vous ne rentrerez plus dans une boucherie comme avant.
Nada FAWZY
Département de langue et de littérature françaises
Faculté des Lettres
Université du Caire Egypte
Linda Lê
Lame de fond
Bourgois, 2012, 276 pages
Introspections posthumes
Lou dans un moment de folie, percute Van son mari infidèle et l’envoie directement dans l’au-delà. Commence alors à ce moment précis une introspection à quatre pôles : Van, Lou sa femme, Laure sa fille, et Ulma sa demi-sœur avec laquelle il développe une relation incestueuse. Les prises de conscience restent indépendantes les unes des autres, chacune séquestrée dans son point de vue. Elles se font au rythme du trajet solaire car les chapitres portent les titres suivants : Au cœur de la nuit, Aube, Midi et Crépuscule. Cette nomenclature connote peut-être une naissance vouée, dès sa présence dans le berceau, à une mort farouche et solitaire.
Une romancière s’inscrivant dans la lignée de Kundera, Linda Lês’attarde sur l’impossibilité de la communication dans notre société contemporaine. En effet, il a fallu la pesanteur de la mort pour délier les langues, et pourtant les différentes introspections demeurent des soliloques légèrement teintées d’un soupçon de dialogue. Les failles dans la communication ne reposent guère sur les malentendus linguistiques (même si Van ne s’accommode nullement du langage argotique, gothique et un peu trop « cool » de sa fille Laure), mais vont plus loin, vers un malaise issu d’une coupure entre les générations. C’est également un malaise du mariage racisme-intégrisme, d’où l’enfant batârd du communautarisme et du sectarisme. Les personnages à « l’air allégé des pesanteurs » (p.117), fuient la solitude comme la peste, quitte àretomber dans le « kitsch »conventionnel, et dans le piège des idéologies désuètes. Mais celle-ci trouve toujours le moyen de gagner du terrain, de les rattraper. Les quatre narrateurs restent toujours emberlificotés dans les pelotes noires de la peur de l’exclusion. Seuls dans la foule, les personnages de Linda Lê pataugent dans les erreurs et les incompréhensions qu’ils auraient finalement pu éviter : « Pourquoi est-ce qu’ils n’en finissaient pas une fois pour toutes en se jetant à la tête leurs quatre vérités ? La situation se serait décantée s’ils s’étaient expliqués ». (p.174) Comme « Tomas » dans L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera, le quatuor arrive implicitement à une même prise de conscience ; la vie est unique, elle ne peut être comparée ni aux vies antérieures pour en tirer des leçons, ni aux vies ultérieures pour en faire une rectification. Au seuil de la mort, seuls la finitude et le néant entrent en scène.
Mais Lame de fond c’est surtout cette lettre, cet évènement bouleversant, tranchant qui révèle l’existence d’une sœur « confectionnée »(ayant les mêmes origines qu’il avait essayé de refouler pendant plusieurs années), par la même source, de la même trempe. Débute donc le retour vertigineux vers les origines et vers la mère que Van a dû abandonner derrière lui. Les souvenirs l’assassinent, le visage angélique de sa mère le hante. Pourquoi a-t-il fallu qu’elle soit victime d’une chute mortelle au moment où il était prêt à déposer une requête pour l’emmener en France, terre de refuge tant convoitée ? Ulma représente pour Van tout un inconscient grognant avec impatience prêt à resurgir à tout moment. Il apparaît en trombe lorsqu’une petite brèche instaurée dans les liens conjugaux tissés entre Van et Lou, cède en emportant tout le barrage avec elle. Résultat : amour défendu, goûté cependant avec délectation car Ulma, comme lui, est « double, une partie d’elle avait ses amarres, quand l’autre flottait à la dérive, une partie d’elle était à peu près au diapason, quand l’autre ne pouvait s’harmoniser avec rien. Elle était entre l’Asie et l’Europe ». (p.189)
Enfin Lame de fond est un livre d’amour : amour conjugal, amour paternel, amour fraternel, tous mal exprimés, mal entretenus certes. Linda Lê ne fait que retourner le couteau dans la plaie : ne tombe pas-t-on souvent dans le même piège ? Le désintéressement et le désistement ne sont-ils pas les maux incurables de ce siècle ? Partout dans ses pages nous retrouvons également cet amour pour la langue de Molière, inculqué par une mère (abandonnée par son mari, vivant dans la misère et férue du français), dans les rues de Saigon, par une littérature à caractère sublimatoire, car elle seule change pour l’espace de quelques pages une réalité amère, et de ce fait même arrive à « transmuer le quotidien en perpétuelles retrouvailles avec les espaces infinis ».(p.104), par une écriture passionnée qui purifie Laure en « fixant leurs hantises sur le papier » (p.240). Dotée d’une telle envergure, la langue française chez Linda Lê, (elle qui est pourtant porteuse d’un héritage vietnamien et qui comme Van, un de ses protagonistes, fuit Saigon en 1969, s’installe à Paris et se prend de passion pour les écrivains français notamment Victor Hugo et Balzac), s’oppose fortement aux dires de Kateb Yacine. Non le français n’est pas « un butin de guerre ni une gueule de loup », mais un atout aux riches possibilités !
Michele Matar Acra
Université Libanaise
Faculté des Lettres et des sciences humaines Master II
Linda Lê
Lame de fond
Bourgois, 2012, 276 pages
Lame de fond : entre deux eaux
Auteur de plusieurs romans comme Un si tendre vampire (premier roman), Linda Lê est une écrivaine française d'origine vietnamienne, née en 1963 à Da Lat. Son dernier roman, Lame de fond, fait partie de la liste choisie pour le Prix Goncourt 2012.
Lou, femme jalouse et blessée, décide de supprimer son mari infidèle, Van, et cela à cause de l'apparition d'un personnage mystérieux, Ulma, demi-sœur de Van, qui bouleverse la vie de toute la famille.
Partant d'un fait divers, Lame de fond laisse la parole à quatre protagonistes, Van, Lou, Ulma et Laure, qui écrivent chacun pour une raison bien définie : justification, confession, lettre à un psychologue et hommage. Ainsi, ils exposent leurs sentiments, leurs doutes et leurs regrets selon leur point de vue. L'histoire commence d'une façon insolite qui capte aussitôt l'attention : Van, ''le mort parlant'', relate ce qui lui est arrivé.
Personnages bien travaillés, ils représentent différentes tranches d'âges qu'on peut facilement reconnaître dans la vie. On éprouve également une certaine curiosité à suivre leur évolution sentimentale et psychologique, surtout celle de Laure, cette adolescente révoltée contre les contraintes sociales et qui ressemble à beaucoup de jeunes. Quant à Van, Linda Lê a dessiné à travers lui une certaine image de sa vie : tous deux ont quitté le Vietnam à cause de la guerre, tous deux parlent le français et le vietnamien et tous deux ont vécu leur enfance à Saigon.
C'est sans doute dans l'écriture des personnages que réside le double intérêt du roman : d'une part, la quête d'une identité perdue, floue et incertaine qui les domine et provoque l'instabilité de leur état sentimental. D'autre part, il y a cette question du passé qui réagit sur le présent des personnages et forme ce qu'ils sont devenus. Chaque personnage est en train de vivre dans son monde. Ils sont séparés l'un de l'autre à cause de ce que chacun a vécu quand il était enfant.
Bien que le roman ne contienne aucun dialogue, les paroles de chaque acteur du récit laissent deviner le non-dit et compensent le manque de dialogues grâce à une langue poétique, envoûtante et précise. Les images, les sentiments ainsi que l'inquiétude des personnages transforment la lecture en une sorte d'aventure extraordinaire.
Par un recours à une démarche très attirante et une analyse psychologique approfondie, Lame de fondexpose une question universelle : celle de l'identité perdue. Ce roman est, en grande partie, Linda Lê elle-même.
Rania YEHIA
Département de langue et de littérature françaises
Université du Caire Egypte
Jérôme Ferrari
Le sermon sur la chute de Rome
Actes sud, 2012, 208 pages
Le sermon sur la chute de Rome, un sermon éternel
Le sermon sur la chute de Rome, roman philosophique et contemporain, met en question l’existence et tente de répondre à une interrogation cruciale : «Qu’est-ce qu’un monde ?»…
Deux étudiants de philosophie et amis d’enfance, Mathieu et Libero, ont décidé d’abandonner leurs études à Paris pour prendre la gérance d’un bar dans un petit village de Corse, le village où ils ont grandi, rêvant d’en faire un monde parfait à leur mesure. Un monde qui ne durera guère et qui sera appelé à périr comme tous les mondes bâtis par les humains !
Jérôme Ferrari, professeur de philosophie, a réussi, dans son roman, un savant mélange entre littérature et philosophie. Cet aspect philosophique et cette dimension métaphysique donnent de la profondeur à l’œuvre, en rehaussent la valeur et poussent le lecteur à réfléchir à ce que l’auteur veut dire au-delà de ses expressions touchantes et de son style très travaillé.
Ferrari établit un va-et-vient entre le passé, incarné par Marcel, le grand-père, et le présent, incarné par Mathieu, le petit-fils, et son ami d’enfance, Libero, les deux héros qui incarnent dans le roman l’enthousiasme de la jeunesse. Ce va-et-vient très significatif justifie le choix du titre : l’Histoire, en effet, est répétitive.
Ce roman traite plusieurs thèmes : la famille, l’amitié, l’amour du village natal et la nostalgie, l’enthousiasme, la corruption de l’âme humaine et l’absurdité du monde.
Plusieurs critiques ont souligné la tonalité pessimiste du roman. C'est un fait. Mais Ferrari voulait-il propager, à travers son récit, le pessimisme et pousser les hommes à renoncer à vivre? NON, bien au contraire : ce qu'il veut, tout comme Albert Camus dans La peste, c'est pousser son lecteur à vivre et à accomplir sa mission dans la vie tout en acceptant l’existence du mal et de la mort.
Le sermon sur la chute de Rome est un titre métaphorique et très suggestif qui résume fort bien l’idée du roman. Ce sermon prononcé par Saint Augustin en 410, après l’effondrement de la puissance romaine, condense parfaitement, la réalité éphémère des mondes, de tout monde humain et donne une leçon de vie.
Le roman de Ferrari se présente donc comme une réflexion profonde sur le sens de la vie et de l’existence et invite le lecteur à méditer sur un monde périssable, à l’image de l’homme.
Mariam Ahmed Fahmy
Année pré-maîtrise
Faculté des lettres, département de langue et de littérature françaises
Université du Caire, Égypte
Le sermon sur la chute de Rome
Jérôme Ferrari
Actes Sud, 208 pages
« Le monde est comme un homme : il nait , il grandit et il meurt »
Jérôme Ferrari est un écrivain et traducteur français né en 1968 à Paris.
Dans ce roman il y a deux fils narratifs : le premier se déroule dans les années 1900, il s'agit de l'histoire de Marcel Antonetti le cadet d'une famille de six enfants qui a connu beaucoup de misères dans sa vie, ce qui l'a rendu très dur et très sévère. Le deuxième fil narratif est l'histoire de deux amis Mathieu (le petit fils de Marcel) et Libero qui ont quitté leur études de philosophie pour acheter un bar local en rêvant de créer un monde parfait . Le bar a donné plus d'animation au village, mais il a également révélé la corruption de l'âme humaine. Ce qui a mené au désastre. Jérôme Ferrari fait le rapport entre la chute du monde parfait crée par les deux jeunes hommes et la chute de Rome représentée dans le roman par le sermon de Saint Augustin.
Il utilise des expressions très simples et frappantes comme " la comédie de l'oubli", et "il croit toujours que ce qu'on ne voit pas cesse d'exister".
Le roman discute une idée philosophique et métaphysique qui est la manière dont les mondes naissent, croissent et meurent. "Mais nous savons ceci : pour qu’un monde nouveau surgisse, il faut d’abord que meure un monde ancien. Et nous savons aussi que l’intervalle qui les sépare peut être infiniment court ou au contraire si long que les hommes doivent apprendre pendant des dizaines d’années à vivre dans la désolation pour découvrir immanquablement qu’ils en sont incapables et qu’au bout du compte, ils n’ont pas vécu."
Après avoir enseigné en Algérie puis en Corse, il s’apprête à occuper un poste à Abou Dhabi (Émirats arabes unis) à partir de septembre 2012.
Deux ans après son œuvre Où j'ai laissé mon âme, il nous présente un roman très profond Le sermon sur la chute de Rome ".
Nour Yacout
Département de Langue et Littérature Françaises
Université du Caire
Patrick Deville
Edition Seuil, 2012, 219 pages
Patrick Deville, l’auteur du roman, a suivi des études de littérature et de philosophie. Il a vécu dans les années 1980 au Moyen Orient, au Nigeria, en Algérie. Dans les années 1990, il a séjourné régulièrement à Cuba, en Uruguay, en Amérique centrale. Il a créé en 1996 le prix de la jeune littérature latino-américaine et la revue Meet de la Maison des Ecrivains Etrangers et Des Traducteurs de Saint- Nazaire, dont il est aujourd’hui le directeur littéraire. Ses livres sont traduits en une douzaine de langues.
Peste et Choléra est son dernier roman, publié en Août 2012, aux éditions du Seuil. Ce roman présente la biographie d’Alexandre Yersin, un jeune chercheur de la peste et du vaccin du choléra. La biographie de Yersin est présentée d’une façon passionnante, rendant le lecteur impatient d’arriver à la fin du livre.
Quant au style, l’auteur a choisi une manière d’écrire loin du style traditionnel de la biographie sèche et ennuyante, ce qui a enrichi le roman. En plus, les expressions sont réelles, scientifiques et la manière de raconter l’histoire rend la lecture du livre un vrai plaisir. Les sous-titres choisis sont attirants et font voyager le lecteur avec Yersin, qui a mené une vie pleine d’aventures.
Bien que le thème soit une biographie d’un savant, sacrifiant sa vie dans les recherches scientifiques pour trouver des vaccins contre deux épidémies contagieuses et mortelles, nous sentons que ce roman est d’une actualité frappante. L’humanité du XXIème siècle ne souffre-t-elle pas toujours des maladies incurables comme le sida ou le Cancer ? N’a-t-on pas besoin aujourd’hui d’un autre Alexandre Yersin, d’un Prométhée moderne qui sauvera le monde de ses maladies et de ses maux innombrables ?
Dans la vie matérielle qu’est la nôtre, il est nécessaire de voir en Yersin une idole ou un modèle à suivre, vu le message humanitaire qu’il porte. Pour lui, la médecine n’est pas un métier mais comme une fonction qui requiert de l’abnégation : Tu me demandais si je prends goût à la pratique médicale. Oui et non. J’ai beaucoup de plaisir à soigner ceux qui viennent me demander conseil, mais je ne voudrais pas faire de la médecine un métier, c'est-à-dire que je ne pourrais jamais demander à un malade de me payer pour les soins que j’aurais pu lui donner. Je considère la médecine comme un sacerdoce, ainsi que le pastorat. Demander de l’argent pour soigner un malade, c’est un peu lui dire la bourse ou la vie.
Finalement, j’ai trop aimé ce livre, vu son appel à la vie, C’est la vie qui veut vivre, à la pensée prévoyante, à l’intelligence utilisée pour le bien de l’humanité et pas au service du diable. Ce n’est pas rechercher l’esprit pour soi, pour des intérêts individuels, mais de l’utiliser à des fins nobles et universelles.
Vu son message humanitaire, ce roman mérite d’être lu.
Lama Khalife
Département de Traduction
Université Islamique du Liban
Patrick Deville
Peste et choléra
Seuil, 2012, 219 pages
Peste et Choléra, au confluent de la science et de l'aventure
Malgré une vie mouvementée, Yersin est resté méconnu jusqu’au moment où Patrick Deville a décidé d'en faire le héros de son dernier roman, Peste et Choléra.
Il s’agit d’une narration minutieuse de la vie professionnelle de ce savant qui étudie à Berlin, travaille avec Pasteur, découvre la toxine diphtérique, se fait marin en Asie, devient explorateur, découvre le bacille de la peste à Hong Kong et revient à l’Institut Pasteur pour y continuer ses travaux.
Curieux de tout, il s'occupe de chimie, d’électricité, de physique et même de photographie avec Louis Lumière. Une question se pose : « Comment un tel individu, qui a mené une vie pleine d’aventures, de voyages et de recherches est-il resté ignoré jusqu'à nos jours ? »
A un point donné du roman, on croit deviner Patrick Deville à travers Yersin, le personnage central. Tous deux ont voyagé et découvert divers pays : Deville, grand voyageur, a vécu dans les années 80 au Moyen Orient, au Nigeria, et en Algérie ; puis dans les années 90, il a séjourné à Cuba, en Uruguay, et en Amérique centrale. Quant à Yersin, il parcourt l’Indochine, la France (Marseille, Paris…), la Suisse, Berlin, l’Asie (Hong Kong et Nha Trang).
Tous deux ont le goût de la recherche, de la découverte. Ils se caractérisent par leur persévérance, par les efforts fournis afin d’arriver à leur but. Ce sont des érudits, des observateurs, des curieux.
Deville a toujours « un carnet en peau de taupe à la main ». Il a fait énormément de recherches, a eu recours aux correspondances et aux documents de l’Institut Pasteur et cela se reflète sur son style minutieux, élégant, recherché et spécialisé.
De même Yersin est allé au bout du monde. Sa vie était un grand voyage plein de découvertes et d’inventions qui ont profité à l’humanité.
C’est une biographie dénuée de dialogues, d’émotivité. On ne rencontre ni descriptions de paysages ni développements sur la psychologie des personnages, parce que ce qui compte ici, c’est d’aller droit au sujet, de présenter un panorama de la vie extraordinairement riche de ce savant et non pas de s’attarder aux sentiments des personnages. La vie animée de Yersin et la densité historique de la période qu’il a traversée aurait même pu s'étaler sur une série de romans et non un seul.
Le rythme adopté par Deville pour présenter la vie du chercheur est dû à la grande rapidité de ses découvertes successives. Cette vie est racontée sans qu’il y ait de liens entre les différents segments de sa vie. Il n’y a pas d’ordre chronologique ni de dates consécutives. On rencontre des va-et-vient, des ellipses…
Il n’y a pas vraiment une multiplicité au niveau des thèmes. Les plus importants sont ceux de la science - avec toute la richesse du vocabulaire scientifique - et de la solitude puisqu'on rencontre un héros qui opte pour l’isolement. Il se trouve bien en Indochine, loin du monde, loin des gens et de ce qu’il appelle «toute cette saleté politique ».
Grâce au recours au présent de l’indicatif, Patrick Deville nous fait revivre plus directement – en tant que lecteur - les événements qui ont eu lieu à l'époque.
Le talent de l’auteur se retrouve à deux niveaux : tout d'abord dans l'art de transformer une biographie en un roman attirant, intéressant et jamais ennuyeux. Ensuite dans le travail gigantesque fourni par Deville pour rédiger ce roman en une langue recherchée et spécialisée. Durant la lecture, la question qui vient tout de suite à l’esprit c’est : « L’auteur a-t-il fait des études scientifiques (de médecine ou de
biologie) ? » En réalité, non, car on découvre en lisant sa biographie qu’il a fait des études de littérature comparée et de philosophie.
Donc chapeau, car à travers ce roman on découvre presque tout sur la vie de ce formidable et talentueux savant ! Ce serait donc dommage de rater la lecture de Peste et choléra, un roman qui vous fait vivre une existence d’aventure et d’humanité sans précédent !
Mayada Hantash
Université du Caire Egypte
Mathias Enard
Rue des voleurs,
Actes Sud, 256 pages
Actes Sud, 256 pages
Rue des voleurs : Le printemps de la jeunesse
Mathias Énard est un écrivain qui a roulé sa plume aux quatre coins du monde. Amateur du monde méditerranéen, il nous offre avec Rue des Voleurs, une méditation sur le monde d’aujourd’hui. Lakhdar, le personnage principal de Rue des voleurs, est un jeune marocain musulman, rêvant d'amour, d’Europe et de liberté, captivé par la littérature classique arabe et les polars français. « J’étais conscient que c’étaient les livres qui m’avaient obtenu les meilleures situations que j’ai jamais eues (…) ; je sentais confusément qu’ils me donnaient une supériorité douloureuse sur mes compagnons d’infortune, clandestins comme moi – sans parler d’un loisir presque gratuit ». Un jour, il fut chassé de chez lui pour avoir été retrouvé nu avec sa cousine, Meryem, juste après leur premier rapport sexuel.
Ce roman nous raconte son voyage plein d’aventures, de contradictions, et de relations complexes avec la religion, ses errances multiples avant d'arriver à son destin final, Rue des voleurs, au cœur de Barcelone. L’obsession du départ est un thème récurrent dans les romans francophones, comme dans Partir de Ben Jelloun, comme si le destin de l’homme moderne était de voyager toujours à la quête d’un sens à son existence. Ce jeune homme courageux et curieux a, comme beaucoup de jeunes, plusieurs interrogations sur sa personne : qui suis-je ? Que faire de ma vie et de mon avenir ? Ces questions existentielles ne sont-elles pas celles de l’homme moderne hanté par la recherche d’un sens à son existence ? Certes, ce dilemme existentiel est un thème qui nous intéresse en tant que jeunes, même si l’image de l’être humain parait très dévalorisée parfois, comme la voit Lakhdar : « Les hommes sont des chiens, ils se frottent les uns aux autres dans la misère, il se roulent dans la crasse sans pouvoir en sortir, se lèchent le poil et le sexe à longueur de journée, allongés dans la poussière prêts à tout pour le bout de barbaque ou l’os pourri qu’on voudra bien leur lancer, et moi tout comme eux, je suis un être humain, donc un détritus vicieux esclave de ses instincts, un chien, un chien qui mord quand il a peur et cherche les caresses. » Peut-être le choix d’un personnage non idéalisé rend t-il le roman plus réel : chacun de nous voit que Lakhdar reflète une partie de son image, dévoile un coin caché de son inconscient, d’où l’intérêt de ce roman.
Les événements se déroulent dans un cadre très contemporain : l'immolation de Mohamed Bouazizi, les révolutions arabes et la crise économique en Europe, notamment en Espagne, tout cela pour dire que ce roman parle de notre monde d'aujourd'hui, des jeunes en quête de leur avenir. Énard utilise ce voyage pour faire la chronique du printemps arabe et des révoltes en Europe,
On note aussi dans ce roman les langues qui se bousculent dans la bouche de Lakhdar (citations en arabe, mots espagnols et français). Les voix se mélangent : qui parle ? Le jeune marocain ou l’écrivain français arabophone vivant à Barcelone ? Énard et Lakhdar ont l’air de se connaître et de partager beaucoup d’expériences communes. « Je suis ce que j’ai lu, je suis ce que j’ai vu, j’ai en moi autant d’arabe que d’espagnol et de français, je me suis multiplié dans ces miroirs jusqu’à me perdre ou me construire, image fragile, image en mouvement ». C’est Lakhdar qui parle mais c’est Énard qui parle aussi. Énard s'est littéralement glissé dans la peau de Lakhdar. Cette multiplicité de langues utilisées accentue l’originalité du roman et nous appelle à voir dans la pluralité linguistique, culturelle et même religieuse une source de richesse et non de conflit. Dans ce roman, Énard s’avère amoureux du monde arabe, de sa langue ainsi que de ses cultures, il montre ses capacités à traduire la diversité des cultures qui se mélangent dans le monde entier. Il décrit la complexité du monde d'aujourd'hui avec un ton pessimiste mais aussi avec l'enthousiasme d'une jeunesse qui veut tout changer.
Rue des voleurs, qui nous démontre qu’on peut attendre beaucoup de la littérature, est un roman superbe, qui sans doute mérite d’être lu et de décrocher le prix Goncourt.
Hana Nasrallah
Département de Traduction
Université Islamique du Liban
Mathias Enard
Rue des voleurs,
Actes Sud, 256 pages
Rêves et désillusion
« Les hommes sont des chiens, ils se frottent les uns aux autre dans la misère, ils se roulent dans la crasse sans pouvoir en sortir (…) »
C’est avec cette allégorie, plus ou moins choquante, que Mathias Enard a choisi d’amorcer son œuvre Rue des voleurs. Ce roman retrace l’itinéraire d’un jeune Marocain, Lakhdar, âgé de vingt ans, qui a été chassé de la maison familiale pour avoir charnellement aimé sa cousine Meryem. Expulsé de chez lui, Lakhdar mène une vie difficile dans la rue et essaye de survivre dans le chaos. Bassam, son ami intime, le pousse à s’intégrer groupe du Cheikh Nouredine qui peut le financer et lui trouver un travail et un logement convenables. Tous deux ont un rêve commun : franchir le détroit de Gibraltar et aller à Barcelone. Comme la plupart des jeunes Marocains, ils aspirent à immigrer pour se débarrasser de certaines difficultés (le chômage entre autres) et des contraintes imposées par la société.
Lakhdar est un personnage inhabituel dont le comportement est, essentiellement, fondé sur des contradictions : tout ce qu’il veut, c’estd’être libre de voyager, de gagner de l’argent, de se promener avec sa copine, de prier s’il en a envie et de pêcher s’il en a envie ! Il est toujours hanté par l’amour charnel et sensuel (de Meryem, de Judit…). Il se sent perdu, désorienté, marginalisé, méprisé et donc de plus en plus indigné. Enfermé dans sa chambre, il est souvent plongé dans la tristesse et la solitude. Passionné par la littérature et la lecture des romans policiers, il considère le livre comme un moyen d’évasion qui lui permet d’oublier les circonstances difficiles qu’il a vécues et de construire sa propre personnalité. De même, il a été marqué par la poésie arabe classique, d’où l’insertion, à plusieurs reprises, de vers de Nizar Kabbani. Les voyages lui ont été imposés comme son destin : il est amené à se déplacer sans avoir de destination précise. Pour se consoler, il se réfère aux voyages d’Ibn Batouta, le fameux voyageur et explorateur marocain qui a vécu au ??Vème siècle. En même temps, il suit de près, mais d’une manière passive, les événements du printemps arabe. Il préfère être un observateur plutôt qu’un participant. Le personnage de Bassam est beaucoup plus simple puisqu’il est uniquement un exécuteur d’ordres : tout ce qu’il veut, c’est satisfaire le Cheikh Nouredine, sans réfléchir et sans être convaincu alors que Lakhdar refuse complètement certaines idées comme celle de la violence.
Il est à noter que Mathias Enard a fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il enseigne également la langue arabe à l’Université autonome de Barcelone. Il connaît les rêves brisés des jeunes Marocains désespérés qui veulent traverser clandestinement la Méditerranée. Son héros se trouve toujours à la lisière entre le rêve d’une vie meilleure et la réalité décourageante. Il représente tous ces hommes piégés entre deux mondes, l’un qui les fait fuir et l’autre qui ne veut pas les accueillir. « J’étais suspendu, j’habitais le Détroit ; je n’étais plus ici et pas encore là-bas, éternellement sur le départ, dans le barzakh, entre la vie et la mort. » (p.130). Le style de l’écrivain se caractérise, à la fois, par sa fluidité et sa vivacité. (Dans son roman Zone, Enard a pu écrire une phrase qui s’étend sur cinq cent pages. Ce qui montre qu’il s’agit d’un auteur qui maîtrise bien ses outils). C’est assez courageux de la part d’Enard de baser son roman sur une actualité brûlante qui reste jusqu’à maintenant, ambiguë et imprécise. A travers ce récit de voyage, il a voulu dresser le portrait de la jeunesse arabe contemporaine et réagir aux difficultés du Printemps arabe et de la crise en Europe.
Sarah Saad Ibrahim
Département de langue et de littérature françaises
Faculté des Lettres
Université du Caire Egypte
Sous la supervision de Dr. Randa Sabry
Joy Sorman
Comme une bête
Gallimard, 2012, 165 pages
COMME UNE BETE DE JOY SORMAN
ROMAN ECHAPPANT AU TRADITIONNEL POUR (RE) DECOUVRIR LES ESCALOPES
« Le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger », à travers ces mots écrits par Claude Lévi-Strauss, Joy SORMAN, auteur de Comme Une Bête, nous introduit à la philosophie de ce roman de « chair et de sang » qui échappe à toute idée traditionnelle.
Joy Sorman, journaliste et écrivaine française, est née en 1973 (39 ans). Elle quitte l’enseignement pour se livrer à des activités plus lucratives. Elle occupe en effet le poste de chroniqueuse dans Paris Première. Elle a reçu le prix de Flore pour son premier livre Boys, boys, boys (2005) (manifeste pour un féminisme viril). Elle est également l’auteur de Du bruit, Gros œuvre et Paris Gare du Nordparus aux Éditions Gallimard.
Comme une bête est l'histoire d'un jeune homme, Pim, qui aime les vaches au point de devenir boucher. Ado, il abandonne ses études scolaires pour chercher un emploi rémunérateur et stable. Ainsi a-t-il trouvé sa voie dans un centre de formation des apprentis bouchers. Aussitôt, son métier devient une passion qui tourne à l'obsession de sorte qu’il s'est fait tatouer une côte de bœuf sur l'omoplate.
Le titre comparatif invite le lecteur à réfléchir : Qui est comparé à la bête ? Est-ce Pim qui prévoit qu’il va mourir comme une bête ? Est-ce l’homme qui, comme une bête, ne décide pas de son propre destin mais d’autres personnes le font à sa place ? Est-ce que c’est une comparaison établie entre homme et animal réglée par les traits caractéristiques des animaux : la barbarie, la férocité, l’assassinat, l’instinct, ou bien l’honnêteté, la bonté, la naïveté, la fidélité ?
A travers son livre, Joy Sorman explore le monde de la boucherie, traite d’une manière originale le fameux paradoxe : « Nous aimons les animaux et aussi nous les mangeons ». Par la suite, elle bat en brèches un « stéréotype », à savoir celui du boucher. Combien d’entre nous possèdent cette image stéréotypée du boucher, cet homme grand, gros, indiffèrent aux animaux au point de les exterminer avec sang froid ? Cette image est remise en cause dans ce roman puisque Pim, extrêmement sensible, aime les animaux et compatit.
Parmi les sous-thèmes traités par Joy Sorman dans ce roman « de chair et de sang », nous citons entre autres, la jeunesse européenne qui abandonne la vie intellectuelle pour les métiers manuels, le travail de la femme dans le domaine de la boucherie (une seule femme parmi un grand nombre d’hommes), les normes qui règlementent le monde de la boucherie, etc. Dans le roman, il existe deux parties dont le but est purement informatif « Histoire de l’abattoir », « Histoire du cochon tueur ».
Plusieurs facteurs se combinent et se conjuguent pour faire en sorte que le lecteur soit de plus en plus envoûté par le sortilège de ce roman : le thème abordé, dans un style néo-naturaliste qui fait prévaloir la description des gestes, des milieux de la viande et même de la psychologie et des avis internes tantôt des animaux que des hommes, le vocabulaire technique très spécialisé de l’abattoir et du labo, l’écriture parsemée d’images et le sens d’humour de l’écrivain apparaît toujours. Sorman emploie parfois le registre familier ce qui rend le roman plus accessible au grand public. Les cinq sens (la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût) sont souvent sollicités et jouent un rôle primordial dans ce roman.
Joy SORMAN a pu donc nous transmettre, à la perfection, sa philosophie à l’égard des animaux et des relations qui les unissent à l’Homme : « Il faut aimer les bêtes qui nous apprennent à mourir puisque nous mourrons tous de la même mort ».
Tasnim AKRAM
Faculté d’AL ALSUNDépartement de la langue française
Université Ain Shams
Linda Lê,
Lame de Fond,
Bourgois, 276 pages
Lame de fond, un secret de l'âme
Linda Lê, née en 1963 à Ðà L?t, est une écrivaine française d'origine vietnamienne. En 1977, elle quitte le Viêt Nam pour la France et commence une carrière littéraire très riche. Parmi ses romans, Lame de fond (2012) faisant partie des huit romans sélectionnés pour le prix Goncourt dont la 3èmesélection a été proclamée à Beyrouth le 30 octobre 2012.
Cet ouvrage de Linda Lê est le plus romanesque de ses livres. L’histoire est actuelle, très ancrée dans le réel, et on trouve les sujets les plus récurrents de la vie dont l’exil, l’Autre, la solitude, l’amour, l’identité et la famille.
Lame de fond, dont la construction est fascinante, déploie sa trame autour d’un homme enterré au cimetière de Bobigny et de trois femmes. Van, l’homme mort est écrasé par sa femme, Lou, à cause de son infidélité. Quadragénaire parisien, il se livre à un examen de conscience de sa vie, il soupèse le poids de ses fautes, un gramme de veulerie, trois grammes d’adultère. Chez Linda Lê pourtant, la mort ne fait pas irruption pour museler le vacarme de la vie. C ’est l’inverse : elle délie les langues, libère la parole et peut-être aussi la vérité des êtres. Ainsi, au monologue de Van succèdent ceux de sa maîtresse Ulma, de sa femme Lou, et de Laure, sa fille. Ces quatre voix racontent l’histoire, chacune d’après son point de vue. Ainsi, nous aurons des bribes d’informations sur la réalité de chaque personnage et sur sa manière de se voir et de voir les autres. Successivement, ces quatre voix se font entendre, mais ne se mélangent jamais, car toutes ont leur singularité, leurs atours, leurs secrets, et leurs racines ou origines. Dans ces journaux intimes où la langue est savamment travaillée, ces interventions sont autant d’invitations à découvrir les secrets des êtres.
Construit en quatre parties, le roman de Linda Lê prend naissance en pleine nuit, se poursuit dans le jour et finit au crépuscule. Dans ce roman, on passe de la mort à la vie, et on réfléchit aux problèmes qui hantent l’homme moderne comme lla difficulté à communiquer avec l’autre et le sentiment de l’étrangeté au sein du monde. En France vivent des gens appartenant à des origines diverses (des Arabes, des Vietnamiens, des Africains, des Chinois…). Ils sont différents du point de vue linguistique, culturel, religieux, social, ethnique…, ce qui rend leur rencontre parfois difficile. Le personnage principal Van lui-même (à l’image de l’auteure) est présenté comme un damné toujours perdu entre l'Orient et l'Occident. Donc, Linda Lê développe, dans Lame de fond, une véritable esthétique du multiple, reposant sur la multiplicité de l’être humain. Elle rêve peut-être à une identité cosmopolite, comme celle d’Arlequin, traduisant, par là la nécessité d’accepter des couches supplémentaires à notre identité. Mais son rêve est-il réalisable ? L’Orient et L’Occident arrivent-ils à dépasser leurs différences et à vivre en harmonie ? Linda Lê semble répondre négativement à ces interrogations. L’étranger le reste toujours, il vit une confrontation constante de sa culture d’origine avec celle de la société d’accueil. Il reste dans un espace d’entre-deux frontalier.
Lame de fond ou fond laminé, peu importe la blessure est profonde, irrémédiable.
Mariam Fawaz
Département de langue et de littérature françaises
Université Islamique Du Liban
Sous la supervision de Dr Hazar Al Ghor
Linda Lê
Lame de fond
Bourgois, 2012, 276 pages
Lame de fond : entre deux eaux
Lou, femme jalouse et blessée, décide de supprimer son mari infidèle, Van, et cela à cause de l'apparition d'un personnage mystérieux, Ulma, demi-sœur de Van, qui bouleverse la vie de toute la famille.
Partant d'un fait divers, Lame de fond laisse la parole à quatre protagonistes, Van, Lou, Ulma et Laure, qui écrivent chacun pour une raison bien définie : justification, confession, lettre à un psychologue et hommage. Ainsi, ils exposent leurs sentiments, leurs doutes et leurs regrets selon leur point de vue. L'histoire commence d'une façon insolite qui capte aussitôt l'attention : Van, ''le mort parlant'', relate ce qui lui est arrivé.
Personnages bien travaillés, ils représentent différentes tranches d'âges qu'on peut facilement reconnaitre dans la vie. On éprouve également une certaine curiosité à suivre leur évolution sentimentale et psychologique, surtout celle de Laure, cette adolescente révoltée contre les contraintes sociales et qui ressemble à beaucoup de jeunes. Quant à Van, Linda Lê a dessiné à travers lui une certaine image de sa vie : tous deux ont quitté le Vietnam à cause de la guerre, tous deux parlent le français et le vietnamien et tous deux ont vécu leur enfance à Saigon.
C'est sans doute dans l'écriture des personnages que réside le double intérêt du roman : d'une part, la quête d'une identité perdue, floue et incertaine qui les domine et provoque l'instabilité de leur état sentimental. D'autre part, il y a cette question du passé qui réagit sur le présent des personnages et forme ce qu'ils sont devenus. Chaque personnage est en train de vivre dans son monde. Ils sont séparés l'un de l'autre à cause de ce que chacun a vécu quand il était enfant.
Bien que le roman ne contienne aucun dialogue, les paroles de chaque acteur du récit laissent deviner le non-dit et compensent le manque de dialogues grâce à une langue poétique, envoûtante et précise. Les images, les sentiments ainsi que l'inquiétude des personnages transforment la lecture en une sorte d'aventure extraordinaire.
Par un recours à une démarche très attirante et une analyse psychologique approfondie, Lame de fond expose une question universelle : celle de l'identité perdue. Ce roman est, en grande partie, Linda Lê elle-même.
RANIA YEHIA
Université du Caire
Jérôme FERRARI
Le Sermon sur la chute de Rome
Actes Sud, 2012, 208 pages.
Un monde disparu
Le Sermon sur la chute de Rome est l’histoire d’un petit bar corse fréquenté par les habitants de cette île. La patronne décide de donner la chance à Mathieu et Libero, deux amis d’enfance, de gérer le bar après avoir rencontré des gérants incapables de payer la gérance et les frais divers. Les deux jeunes garçons, étudiants en philosophie accablés par l’ennui et la solitude à la Sorbonne, décident d’abandonner leurs études pour réaliser leur ambition et transformer le bar de leur village natal en un monde meilleur « le meilleur des mondes possibles ». Le refus des parents de Mathieu ne constitue pas un obstacle à son rêve. Son grand –père, Marcel, le soutient et l’aide à financer cette entreprise. Les deux hommes arrivent à gérer le bar et créent une nouvelle ambiance pour les touristes et les habitués malgré leur inexpérience car pour eux ce bar était « le lieu choisi par Dieu pour expérimenter le règne de l’amour sur terre ». Mais le désir de l’homme reste attiré par la beauté des quatre serveuses.
Jérôme Ferrari signe son sixième roman, le préféré des libraires selon Le Nouvel Observateur. Écrivain et traducteur né en 1968 à Paris, il a vécu en Corse et a enseigné la philosophie au lycée Fesch d’Ajaccio et a été nommé ultérieurement conseiller pédagogique à Abou Dhabi. Jérôme Ferrari, fidèle à la « Nature humaine », transmet la réalité de son monde aux lecteurs tout en évoquant un bonheur de courte durée car « ce que l’homme fait, l’homme le détruit ». L’action dans son roman présente des personnages du XX siècle appartenant à des générations différentes. L’auteur annonce la mort d’un monde, même avant sa naissance ; Marcel Antonetti contemplait, déjà pour déchiffrer « l’énigme de l’absence », la photo prise en l’été 1918. Il fait écho au Sermon de la chute de Rome prononcé par Saint Augustin en 410 dans la cathédrale disparue d’Hippone : « le monde est comme un homme, il naît, il grandit et il meurt ».
À travers les chapitres de ce roman, Ferrari fait le lien entre l’effondrement de Rome et celui de la Corse tout en fondant un monde tout à fait original où le début est dans la fin. Monde où les habitants sont inspirés de la réalité et plongés dans un lieu agressif, monde où la destruction est le destin définitif. Chez le romancier, la vie est éphémère et les mondes ainsi que les hommes ne sont pas éternels. Dans son écriture, les malheurs rencontrent les bonheurs et les personnages se balancent entre le bien et le mal : « nous ne savons pas en vérité ce que sont les mondes ni de quoi dépend leur existence. Quelques part dans l’univers est peut-être inscrite la loi mystérieuse qui préside à leur genèse, à leur croissance et à leur fin. Mais nous savons ceci : pour qu’un monde surgisse, il faut d’abord que meure un monde ancien. »
Jérôme Ferrari, par la pertinence de son art, présente un roman fort où la culture, la philosophie et la littérature se mêlent. Il incite le lecteur à se poser constamment ces trois questions fondamentales : Qui sommes-nous? D'où venons-nous? Où allons-nous? Il l’exhorte, par des discours prestigieux, à découvrir avec acharnement cet être fragile qu’est l’homme. Par son écriture poétique, l’empreinte profonde de ses personnages et la force de ses images, Le Sermon sur la chute de Rome pousse le lecteur à poursuivre sa réflexion pour cela ce roman « constitue le meilleur antidote à la bêtise ». Aux yeux de Ferrari rédiger un roman est « une activité honorable ». Le livre retient, fascine : «Tout à coup, vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne plus être à vous, votre distraction s'est dissipée, une sorte d'absorption, presque une sujétion lui succède, vous n'êtes plus maître de vous lever, de vous en aller» (Victor Hugo).
Chadia SALIBA
Université Libanaise
Faculté des Lettres
Section 2, Fanar
Jérôme Ferrari
Le sermon sur la chute de Rome
Actes Sud, 2012, 208 pages
Comme une bête : l’amour fou pour le métier du boucher
Joy Sorman, écrivaine française, fille de l’homme politique et essayiste Guy Sorman, publie en 2005 son premier roman chez Gallimard intitulé Boys, Boys, Boys qui était une sorte de manifeste pour un féminisme viril et remporte le prix de Flore de la même année. En mars 2007, Joy fait paraître son deuxième ouvrage, Du Bruit. Elle a ensuite publié, en octobre 2007, toujours aux éditions Gallimard, un livre intitulé 14 Femmes, pour un féminisme pragmatique. Joy Sorman a été par ailleurs une chroniqueuse. Aujourd’hui elle fait paraître son nouveau roman Comme une bête, où elle relate l’histoire de Pim, un apprenti boucher.
Dans ce roman, Joy Sorman raconte l’histoire de Pim, un jeune garçon qui ne tente pas de devenir un homme intellectuel ; il s’engage dans un centre de formation d’apprentis aux métiers de la viande et devient un boucher. Il était un apprenti sage, studieux. Il pratiquait son travail avec perfection et négligeait toute sa vie sociale, les filles, les amis… Il passe son temps à la boucherie, visite un abattoir puis une usine où il observe attentivement la transformation des animaux en des petits fragments de viandes et de steaks. Il complète sa formation dans une ferme où il crée une relation amicale avec une vache qui s’appelle Culotte. Suite à un examen, il devint le meilleur apprenti boucher des Cotes-d’Armor. Il quitte la Bretagne et ouvre sa propre boucherie à Paris qui occupe tout son temps. Il voulait entrer dans l’histoire de la boucherie, pour cela il voulait aller au bout de ses possibilités, il décide d’affronter la viande, il ne voulait plus ni élevage, ni abattoir, il voulait accomplir lui-même la chasse pour assurer sa nourriture.
À travers ce roman, Joy Sorman a consacré toutes les pages pour exprimer l’amour fou que Pim a pour son métier de boucher et sa relation forte avec la bête. Avec le temps il ne se sait plus faire la différence entre un animal et un homme. Et cela a été montré en utilisant une langue vivante, précise et technique, en présentant des odeurs et des couleurs et elle nous conduit avec un luxe de détails et d'informations sur les sentiers de la viande, de l'élevage à l'étal en passant par l'abattoir et le conditionnement, naviguant du documentaire précis à la figure romanesque. Les descriptions sont majoritairement présentes. On trouve des comparaisons entre les animaux et les humains, comme on a la présence du discours dans quelques passages. C’est un livre facile à lire grâce à un vocabulaire compréhensible partout et aux phrases simples.
Ce roman, qui regorge de descriptions précises et très détaillées de sang, de chair, de la viande, des odeurs, fait pénétrer le lecteur dans l’enceinte tragique et secrète du métier du boucher. Ainsi Joy Sorman avait comme but d’évoquer la supériorité que sent l’homme par rapport à l’animal et, en même temps, elle montre une réalité qu’il y a un grand rapprochement entre l’humanité et les animaux. Même s’ils sont des animaux, en fait ils sont en même temps des êtres vivants comme les hommes, ils sentent tout et comprennent tout et il faut les respecter et avoir une passion pour le sacrifice qu’ils nous procurent.
Mountaha ATALLAH
Faculté des Lettres et des sciences humains
Université Saint Joseph Saida
Thierry Beinstingel
Ils désertent
Fayard, 2012, 260 pages
Ils désertent : une lutte par les mots
Edité chez Fayard, Ils désertent est un roman d’entreprise contemporain écrit par Thierry Beinstingel - un écrivain qui connaît parfaitement l’univers professionnel par son expérience personnelle vu qu’il a déjà travaillé dans une grande entreprise de télécommunication.
Le roman parle d’une jeune femme qui vient de trouver un nouvel emploi dans une entreprise d’export et d’import du papier peint. Pourtant elle va s’apercevoir que son vrai travail est de virer le second personnage: un homme âgé de 58 ans, connu sous le nom de l’ancêtre. Déchirée entre la bonne foi et le besoin, elle arrive enfin à trouver une solution qui lui convient.
Ce livre basé sur la coexistence de deux protagonistes, l’un féminin et l’autre masculin, peint le conflit entre les valeurs humaines et les lois du travail, entre la paix intérieure et la vie aisée.
Par une simple volonté de se distinguer, et pareillement à tout artiste au vrai sens du terme, Beinstingel a orné son œuvre par un style remarquable, individualisé : il a recours à une narration particulière à la deuxième personne du singulier dans les chapitres consacrés à la jeune femme et du pluriel dans ceux qui parlent de l’ancêtre. Il a également refusé d’entraver les personnages par une nomination afin de les rendre représentatifs de tous les travailleurs. Plus loin encore, le choix du sujet est intelligent puisque l’auteur a présenté le monde du travail contemporain avec tout ce qu’il porte de contraintes et de problèmes au moment où la terre toute entière est préoccupée par les sociétés commerçantes, les échanges et l’économie en gros. Bref c’est un livre considéré comme le « miroir » du XXIème siècle.
Que ce soit l’ironie, les répétitions, les termes familiers ou les détails … plusieurs procédés sont au service du projet de Beinstingel, et lui ont permis de défendre les employés et de s’attaquer au fardeau du travail dans les grandes entreprises.
Un bon roman de lutte contre l’injustice professionnelle, mais aussi un roman mettant en valeur le pouvoir et la magie des mots.
Rania CHOUAIB
3ème année
3ème année
Département de lettres françaises.
Faculté de lettres et des sciences humaines.
Branche du Liban Sud.
Joël Dicker
La vérité sur l’affaire Harry Québert
Fallois, 2012, 670 pages
Un livre sur un livre
« Un bon livre est un livre que l’on regrette d’avoir terminé ». Dicker le dit clairement, comme s’il savait qu’un lecteur aurait dit de même sur son roman La Vérité sur l’affaire Harry Québert, l’un des 8 textes de la deuxième sélection du Prix Goncourt.
Ce jeune écrivain suisse de langue française, doué pour l’écriture, est entré dans le monde littéraire à dix ans avec une revue sur la nature dont il était le rédacteur en chef. Elle lui a valu l’attribution du Prix Cuneo pour la protection de la nature et la désignation comme « plus jeune rédacteur en chef de Suisse ». Ensuite, sa nouvelle intitulée Le Tigre a été primée dans le cadre du Prix International des jeunes auteurs. En plus, le manuscrit de son roman Les Derniers jours de nos pères a mérité le Prix des écrivains genevois. A présent, Dicker voit son roman le plus neuf en candidature au Prix Goncourt.
Dicker nous y raconte l’histoire d’un jeune écrivain, Marcus, qui entame une enquête pour innocenter son maître et meilleur ami Harry Québert, accusé du meurtre d’une fille de quinze ans, Nola, dont il était tombé fol amoureux, et dont le corps a été trouvé enterré dans le jardin de Harry après une trentaine d’années. Cette enquête fera l’objet du prochain roman de Marcus intitulé La Vérité sur l’affaire Harry Québert qui n’est que le roman de Dicker même.
Ainsi, l’écrivain nous offre une enquête très proche du genre policier, avec un style simple mais soucieux des détails spatiaux et temporels et riche en analepses qui cassent la monotonie du trajet chronologique. Cette enquête est en même temps un roman d’apprentissage qui fournit aux lecteurs des conseils pour écrire un roman réussi. Ce mélange donnera naissance à un thriller américain qui ne manque pourtant pas de critiquer la société littéraire ainsi que la société de consommation, tout en gardant en premier lieu le thème de l’écriture.
Aujourd’hui, Joël Dicker attend une nouvelle récompense pour son travail d’écrivain : à 27 ans, il rêve d’obtenir le Prix Goncourt qui serait son quatrième prix littéraire, et son génie d’écrivain serait une bonne raison de gagner.
Dima El-Chami
3ème année de Lettres Françaises
Université Saint Joseph
Joël Dicker
La vérité sur l’affaire Harry Québert
Fallois, 2012, 670 pages
Cap ou pas cap?
Finir un livre de 670 pages en regrettant de l'avoir terminé, est pour un jeune écrivain tel Joël Dicker plus qu'un pari. Dans son roman intitulé La Vérité sur l'affaire Harry Québert, Joël Dicker nous offre un cocktail de genres présentés à la manière américaine. C'est à la fois un thriller, une enquête et un roman d'apprentissage.
En effet, La Vérité sur l'affaire Harry Québert est un roman dont les évènements se passent à Aurora, en Amérique, en 2008 ; roman qui parle d'un jeune écrivain Marcus Goldman qui, après le grand succès qu'a connu son premier livre, vit l’angoisse de la page blanche. Après de nombreuses et vaines tentatives, il est allé à Aurora chez son prof et meilleur ami Harry Québert (un grand écrivain à succès) pour chercher l'inspiration afin d’écrire son prochain livre. Là-bas, en fouillant dans la bibliothèque de Québert, il a découvert une boîte contenant des photos et des lettres d'amour. Surpris, Québert lui a raconté son histoire d'amour avec Nola, une jeune fille de 15 ans et qui a disparu 30 ans plus tôt. Cette visite à Aurora était aussi vaine. Marcus rentre chez lui. Trois mois plus tard, il reçoit un coup de téléphone de Québert qui lui apprend que Nola est morte dès le 30 août 1975, et que lui est suspect : on vient de la trouver enterrée dans son jardin. Pour innocenter son ami, Marcus va entamer une enquête, avec l'aide d'un sergent, à partir de laquelle il réussit à dévoiler toute la vérité. Comme il réussit à écrire son deuxième livre sur La Vérité sur l'affaire Harry Québert, le livre que nous tenons à la main.
Joel Dicker mène donc un livre sur un livre à travers un style simple renforcé par l'abondance des discours directs et des dialogues, un style présenté avec une précision minutieuse des dates et des lieux. Pour réussir son enquête, l'auteur recourt à des analepses qui éclairent ce qui paraît comme zones d'ombre sur un personnage ou un événement passé. Ces analepses forment l'essence de la structure du livre présentant des chapitres par ordre décroissant qui nous baignent dans une ambiance de suspense, loin de toute monotonie et de toute linéarité.
De cette manière, Dicker réussit son pari en écrivant un livre qui "intéresse le lecteur au-delà de la page 140" comme le considère l'auteur, et le lecteur ne peut finir sa lecture qu'avec un sourire et de la nostalgie envers les personnages du roman qui vont lui manquer.
Salwa SAAD
Université Saint-Joseph
Faculté de Lettres et de Sciences Humaines-Saida
Licence en Lettres Françaises
Jérôme Ferrari
Le sermon sur la chute de Rome
Actes Sud, 2012, 208 pages
La fin des mondes
« Le monde est comme un homme : il naît, il grandit et il meurt ». Voilà ce que nous dit Le Sermon sur la chute de Rome, ce sixième roman de Jérôme Ferrari. Ce n’est pas un monde qu’il nous livre, mais quatre. Quatre mondes dont l’histoire nous fascinera et nous obligera à analyser notre monde à nous. Car voilà ce qu’est Le Sermon sur la chute de Rome, un roman philosophique brillamment écrit et qui saura nous hanter une fois la lecture terminée.
Le roman s’ouvre sur un vieil homme qui regarde une photo de sa famille, photo qui a été prise avant sa naissance et qu’il « s'est obstiné à regarder en vain toute sa vie pour y déchiffrer l'énigme de l'absence ». Voici Marcel, l’homme qui aura passé toute sa vie à courir derrière l’Histoire sans jamais pouvoir la rattraper, témoin d’un monde maintenant détruit et auquel il aurait aimé contribuer. Viennent ensuite Mathieu et Libero, deux amis d’enfance qui décident, leur licence de philosophie en poche, de s’occuper du bar de leur village, qui avait eu quatre gérants avant eux. Ils vont se créer ainsi un monde où ils vont se sentir en sécurité, un monde où ils croiront être des dieux, un monde qui finira par se retourner contre eux. Nous avons enfin Aurélie, étudiante en archéologie, qui désire ramener à la surface les ruines des mondes ensevelis par l’homme et le temps, comme si elle ne voulait pas laisser la vie mourir. De nombreux personnages viendront aider à la construction de ces mondes, mais surtout à leurs chutes.
Le titre du roman fait ici écho au sermon donné par St Augustin dans la cathédrale d’Hippone après la chute de Rome qui avait bouleversé des milliers de personnes. Une partie du sermon est retrouvée dans le roman et six phrases tirées de ce discours font office de titre pour les six premiers chapitres (sachant que le dernier porte le même titre que le roman). Jérôme Ferrari le dit clairement : il veut faire de ce roman un sermon sur la chute de notre monde. Il nous offre ainsi un sermon pour nous consoler de la chute de notre monde, comme l’avait fait avant lui Saint Augustin. C’est donc à travers ses longues phrases et à travers quatre personnages que Jérôme Ferrari nous transmet son message : tous les mondes sont voués à la destruction, à l’anéantissement total. Il nous invite à surmonter l’idée de la Mort pour pouvoir vivre, et à apprendre à déceler la beauté de la vie tout en acceptant l’idée que le mal existe au sein de chaque homme, même au sein de ceux qui nous paraissent les plus innocents. Une phrase tirée du sermon de Saint Augustin résume bien le livre et l’idée que veut nous transmettre l’auteur : « ce que l’homme fait, l’homme le détruit ». Le thème principal du roman est donc la construction et la destruction (ou la vie et la mort). Ce roman nous paraît donc, à vue d’œil, très pessimiste. Cependant, après une seconde lecture (et de nombreuses analyses), nous retrouvons un faible rayon d’espoir caché entre les mots noirs du roman.
Le Sermon sur la chute de Rome est donc l’un de ces romans qui nous donnent à réfléchir, qui une fois fini ne se pose pas directement sur nos étagères où il sera condamné à l’oubli au côté des autres romans auxquels nous n’avons plus touché. C’est un roman qui ne se contente pas seulement de nous raconter une histoire divertissante ou mystérieuse, mais qui nous demande de réfléchir. C’est un roman qui nous accroche dès les premières lignes, un roman que nous lirons plus d’une fois et dont nous parlerons encore des semaines après avoir refermé la quatrième de couverture.
Ahmed-EL-HAJJAR
Université Saint Joseph
Faculté des lettres et
sciences humaines (Saïda)
Licence
Vassilis Alexakis
L’enfant grec
Stock, 2012, 320 pages
La Nostalgie de l’enfance
Ces amis de papier rencontrés au fil de vos lectures d'enfance vous manquent-ils? Et bien je connais un lieu où ils continuent de vivre, un lieu qui échappe à l’espace et au temps, où la frontière entre le fictif et le réel n'existe pas. Ce lieu, vous l'aurez deviné, n'existe que dans L'Enfant Grec. Dans son roman pseudo-autobiographique, Vassilis Alexakis, l’homme à la double culture, l’homme au coccyx entre deux chaises, va entreprendre de nous faire voyager non pas dans le monde charnel et luxuriant des mille et une nuits, comme l'ont fait d'autres pour nous faire rêver, mais dans le jardin de Callithéa, l’équivalent dans un autre temps, et dans un autre monde, du jardin du Luxembourg. Entre passé et présent, fiction et réalité, enfance et âge adulte, c’est toute une réflexion existentialiste qui anime ce récit, c’est une plaidoirie pour la littérature, c’est un cri de ralliement et un appel aux consciences, à la compassion pour la crise qui ronge la Grèce.
Notre voyage commence avec un homme armé de béquilles et d’une pipe, qui découvre, sous les traits du monde habituel, un autre monde, qui n’est pourtant pas différent. Ses amis et ses deux fils vont de moins en moins le visiter, et les amis qu'il va se faire au Luxembourg vont alors lui permettre d'occuper ses journées, et d'écrire son livre. Avec un style très particulier, celui de l’association d'idées, l’auteur va nous faire traverser la frontière qui existe entre le monde imaginaire et le monde réel : ainsi, la béquille va lui faire penser à John Silver, de L'Ile aux trésors, puis à un jeune héros dont il oublié le nom ; Monsieur Jean ressemble à Victor Hugo, donc à Jean Valjean ; le lapin d'Alice réveille le narrateur pour l'emmener voir la Reine… C’est simple, son handicap temporaire, et sa solitude l’ont juste poussé au-delà des limites du réel, à la frontière du monde de la fiction. Mais y a-t-il vraiment une frontière ? Si au début Vassilis nous aidait à distinguer le réel du fictif, il finit par nous laisser voler de nos propres ailes, à la manière de Peter Pan. « Il n’y a pas de vraie frontière », nous dit Charles, un critique littéraire à la retraite. Le narrateur, qui semble n’être autre que l'auteur lui-même, le pense aussi, à la fin de ces aventures qu’il a retranscrites pour en garder le souvenir. Entre les personnages de chair, et les personnages de papier, on ne sait plus qui est qui. On se rend surtout compte que nous avons grandi alors que nos amis de l’autre monde n’ont pas pris une ride. Vassilis est ma foi bien nostalgique de son paradis perdu, du jardin où son frère maintenant décédé revivait les aventures de leurs personnages favoris. Il écrit d'ailleurs en sa mémoire, dans le but de revivre les aventures de héros, comme Tarzan, les Mohicans, et bien d’autres encore.
Il va s'interroger aussi sur la manière d'écrire un roman, sur le titre qu’il doit porter, sur les personnages et leurs noms, sur l'intrigue, nous prenant à témoins ; on a devant nous l'expérience de l'écriture romanesque, puisque L'Enfant grec est le sujet même du roman. C'est toutes les frontières que Vassilis semble remettre en question : la vie et la mort, la santé et la maladie, les frontières géographiques (le jardin de Calitthéa et celui du Luxembourg) et temporelles (l'émergence dans le présent de ses expériences passées), mais aussi et surtout les frontières littéraires. En effet l'intertextualité est fortement présente : le lieu de l'action est le jardin du Luxembourg, où Marie de Médicis, Victor Hugo, Richelieu, mais aussi d'Artagnan ont vécu leurs histoires, ils se réunissent tous ensemble dans ce roman et ce jardin.
Qu'est-ce que L'enfant grec? A mi-chemin entre l'autobiographie et le roman, il regorge d'autres genres littéraires : la poésie de Constantin, par exemple, ou le titre lui-même qui renvoie directement au poème d'Hugo ; le théâtre, avec les marionnettes de Marie de Médicis, de Guignol et de la Mort ; mais aussi le théâtre des marionnettes lui-même, physiquement présent.
Le rêve éveillé, l'atmosphère fictionnelle autant que réelle de ce roman, constituent un voyage intéressant, des vacances de la vie pour ainsi dire, un moyen de repenser à ses rêves d'enfant, de les revivre, mais surtout de penser à la vie elle-même, un premier pas vers l'introspection. Destination du voyage? Le triangle du Luxembourg, l'équivalent littéraire et philosophique du triangle des Bermudes, les seules bagages nécessaires n’étant que votre âme d'enfant que Vassilis Alexakis va non seulement réveiller, mais aussi régaler.
Sandra Farhat
Licence-3ème année
Département de Lettres Françaises
Faculté des Lettres et sciences humaines
Université Saint Joseph -Saïda
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